mardi 26 avril 2011

« Quelle Afrique voulons-nous ? » par Aminata TRAORE




L’intervention militaire conjointe de l’Onuci et de la force française Licorne relève de l’ingérence, affirme l’essayiste et militante altermondialiste. L’ancienne ministre de la Culture du Mali plaide pour une démocratie africaine par et pour les peuples, propre à émanciper le continent du pillage néocolonial.

Vous avez longtemps vécu et travaillé en Côte d’Ivoire. Que ressentez-vous à la vue du chaos dans lequel est aujourd’hui plongé ce pays?

Aminata Dramane Traoré. Je suis horrifiée. Nous devons cette nouvelle humiliation à notre immaturité politique qui consiste à réduire la démocratie aux élections en perdant de vue le jeu des intérêts dominants et l’asymétrie des rapports de forces.

L’attaque de la résidence du président Laurent Gbagbo et son arrestation ne sont ni plus ni moins qu’une illustration de ce que cheikh Hamidou Khan appelle l’art de vaincre sans avoir raison, qui est le propre de l’Occident.

Je suggère dans ma Lettre au président des français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général une inversion des priorités de manière à privilégier le projet de société, à faire de l’élection le choix de gouvernants capables de réaliser ce projet dans le respect des aspirations des peuples. Riches de leurs expériences individuelles, les principaux protagonistes de la crise ivoirienne (Laurent Gbagbo, ­Alassane Dramane Ouattara et ­Konan Bédié) auraient pu, dans une telle perspective, diagnostiquer les politiques économiques mises en œuvre et proposer des alternatives au système capitaliste qui a fait de la Côte d’Ivoire un réservoir de matières premières avec les conséquences sociales, politiques et écologiques que l’on sait.

L’absence de débats de fond sur les conséquences catastrophiques du système néolibéral sur l’emploi, l’agriculture et les sociétés ­paysannes, le revenu, l’éducation, la santé, la cohésion sociale, la ­relation au pouvoir et à l’argent nuit considérablement à la construction d’une démocratie conforme à la demande des Africains.

Je ne vois pas comment ni pourquoi la démocratie qui est en crise en ­Occident pourrait faire des miracles en Afrique au point de justifier une expédition punitive. Mais, à propos des ­dominés, les dominants ne se posent pas ce genre de questions.

Comment jugez-vous la participation des militaires français de la force Licorne à l’offensive militaire qui a délogé Laurent Gbagbo de la résidence présidentielle, le 11 avril dernier?

Aminata Dramane Traoré. À ce sujet, on en entend des vertes et des pas mûres de la part des officiels français et des prétendus spécialistes de l’Afrique. Leur thèse peut être ainsi résumée: l’Afrique se mondialise et décide librement de faire du commerce avec les partenaires de son choix, la Chine étant l’un des plus importants. La France et les autres puissances occidentales ne voient pas, semble-t-il, de mal à cette situation. Elles seraient tout simplement soucieuses de nous mettre sur le droit chemin de l’État de droit, qui passe par des élections régulières, transparentes et propres.

Les Ivoiriens n’y seraient pas parvenus tout seuls par la faute de Laurent Gbagbo qui, après avoir été battu, semble-t-il, au deuxième tour de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 par Alassane Ouattara, se serait accroché au pouvoir.

Les tenants de ce discours le classent aussitôt parmi les dictateurs à qui la France se doit de donner un « avertissement », comme l’a exprimé le premier ministre français, François Fillon, à l’Assemblée nationale. On est stupéfaits par une telle arrogance quand on se réfère à l’opinion que les Français se font de leur démocratie et à la cote de popularité du président Sarkozy, qui est au plus bas.

À mon avis, la France de Nicolas Sarkozy est intervenue militairement, avec les Nations unies en cheval de Troie, pour ce que je considère comme une action de dressage démocratique de l’homme africain. Une bonne partie des populations civiles à défendre ont non seulement présent à l’esprit le discours de Dakar, mais sont parfaitement conscientes des humiliations de l’immigration « choisie » dont le président français est le père. Son nouveau ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, en remet une couche en s’attaquant à l’immigration légale. Si nous comprenons bien, le soutien aux « révolutions » et à la « démocratisation » a des limites. La France nous aime libres et en démocratie. Mais entre nous et chez nous.

Peut-on résumer la crise ivoirienne à une crise postélectorale, à un contentieux entre un « président reconnu par la communauté internationale » et un perdant accroché au pouvoir?

Aminata Dramane Traoré. Le contentieux électoral est le prétexte qui, lorsque les enjeux économiques et géostratégiques l’exigent, peut servir de justification à toute sorte d’agression. Mis à part cette instrumentalisation, je ne vois aucune raison de mettre un pays souverain à feu et à sang. Point n’est besoin de rappeler que ce type de contentieux se règle souvent sans qu’aucune goutte de sang ne coule. Nous connaissons bon nombre de cas où les redresseurs de torts ont fermé les yeux sur les fraudes et sont même allés parfois jusqu’à inverser les résultats électoraux.

En somme, loin d´être un problème ivoiro-ivoirien, cette crise est l’une des expressions tragiques de la marche chaotique et macabre du monde depuis la chute du mur de Berlin.

Laurent Gbagbo ne porte-t-il pas une lourde responsabilité dans cette longue crise?

Aminata Dramane Traoré. Pas plus que la France et les Nations unies qui, depuis la mort de Félix Houphouët-Boigny, ont joué sans en avoir l’air la carte du « tout sauf Laurent Gbagbo ». Il suffit de se référer à l’édifiant documentaire de Patrick Benquet, la Françafrique, pour comprendre l’ingérence permanente dans nos affaires.

Le passé et le profil de Laurent Gbagbo ne répondent pas aux critères des maîtres du monde dans leur casting des dirigeants des pays dominés. Il fallait qu’il parte. Tous les leviers possibles et imaginables ont été actionnés pour atteindre cet objectif. La mauvaise volonté dans le désarmement de la rébellion, l’asphyxie, ces derniers mois, de l’économie ivoirienne, sans crainte aucune de la souffrance humaine induite par les privations et les pénuries, ainsi que le lynchage médiatique sont autant d’armes au service de l’ingérence et de la déstabilisation.

Je rends personnellement hommage à un homme de courage et de dignité qui a été le premier à défier l’un des hommes politiques les plus puissants du continent africain et à avoir fait de la prison avec sa femme au nom du multipartisme et de la démocratie.

Qu’y a-t-il de commun entre les interventions en Côte d’Ivoire et en Libye? La « protection des civils » est invoquée dans un cas comme dans l’autre. Que pensez-vous de cette invocation, qui est un autre nom du droit d’ingérence humanitaire?

Aminata Dramane Traoré. Il y a lieu d’étudier de manière approfondie les similitudes et les différences entre ces deux situations. L’une de ces similitudes est l’instrumentalisation des populations civiles qui, dans le cas de la Côte d’Ivoire, sont d’abord victimes de la dérégulation et de la déprotection dans le cadre du libéralisme économique. Contentieux électoral ou pas, les Ivoiriens étaient déjà confrontés aux difficultés croissantes d’accès à l’emploi, à l’alimentation, aux soins de santé.

Ce sort qu’ils partagent avec l’immense majorité des Africains soumis aux diktats du FMI et de la Banque mondiale n’est pas de nature à perturber les dirigeants occidentaux qui, subitement, prétendent voler au secours de la veuve et de l’orphelin à coups de missiles « humanitaires ».

L’argument invoqué est le même dans le cas des deux pays en vue de susciter le maximum d’indignation à l’égard des dirigeants que l’Occident a décidé d’évincer.

La différence de taille entre la Libye et la Côte d’Ivoire, c’est que le lâchage de Muammar Kadhafi, qui était devenu un partenaire privilégié, se situe dans la droite ligne de celui de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et de Hosni Moubarak en Égypte.

Comment jugez-vous le rôle joué par les Nations unies tout au long du processus électoral, puis lors de l’offensive contre Laurent Gbagbo?

Aminata Dramane Traoré. Le rôle joué par l’ONU en Afrique est le même depuis la fin des années cinquante. Conçue par les grandes puissances, cette organisation sert leurs intérêts. L’ONU n’a jamais été un instrument de paix en Afrique. En 1960, à propos de la mort de Patrice Lumumba, Franz Fanon écrivait: « Il ne fallait pas faire appel à l’ONU. L’ONU n’a jamais été capable de régler valablement un seul des problèmes posés à la conscience de l’homme par le colonialisme, et chaque fois qu’elle est intervenue, c’était pour venir concrètement au secours de la puissance colonialiste du pays oppresseur. » (1) C’est dire jusqu’à quel point il est urgent de repenser le cadre normatif des relations entre les nations.

Comment le continent africain peut-il, dans un tel contexte, reprendre en main son avenir?

Aminata Dramane Traoré. L’intervention militaire conjointe de l’Onuci et de la force française Licorne en Côte d’Ivoire constitue, de mon point de vue, l’un de ces grands moments de dévoilement de la nature injuste et cynique du monde actuel. L’assujettissement des classes dirigeantes africaines fait partie de l’agenda de l’Occident. Il leur faut aller à l’assaut de l’Afrique pour s’assurer le contrôle des matières premières, des ressources naturelles indispensables à leurs politiques de croissance et de compétitivité face à la Chine.

Nous sommes rattrapés, en Afrique, par des questions de fond qui n’ont pas été examinées avec rigueur. Nous nous devons de les mettre à plat. La première question qui me semble essentielle est: quelle Afrique voulons-nous à la lumière de l’état du monde globalisé, fragmenté et de plus en plus violent?

Si nous parvenons à nous saisir de cette question au niveau de chaque pays, des différentes sous-régions et du continent en outillant les populations de telle sorte qu’elles puissent s’impliquer à fond dans l’analyse de l’état des lieux, la formulation, la mise en œuvre et le suivi des solutions pourront jeter les bases d’une démocratie africaine par et pour les peuples.

C’est un chantier gigantesque, mais exaltant, qui n’a rien d’impossible si les élites acceptent enfin de se réconcilier avec le continent.

Bibliographie

Mille Tisserands en quête de futur. Bamako: Edim, 1999, l’Étau, Actes Sud, 1999.

Le Viol de l’imaginaire, Fayard, 2002.

Lettre au président des Français à propos de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique en général, Fayard, 2005.

L’Afrique humiliée, Fayard, 2008.

(1) « La mort de Lumumba: pouvions-nous faire autrement? », Afrique Action, n° 19, 20 février 1960. Repris dans Pour la Révolution africaine. Écrits politiques, François Maspero, 1964, réédité en 2001 par La Découverte.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui