samedi 11 octobre 2008

Interview CRISE BANCAIRE • Le diagnostic de Stiglitz






Pour sortir du précipice, il faut que les pays de l’Union européenne puissent accroître leur déficit budgétaire, affirme le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz.

Joseph Eugene Stiglitz est un économiste américain né le 9 février 1943 qui reçut le « Prix Nobel » d'économie en 2001 (pour un travail commun avec George Akerlof et Michael Spence). Il est un des fondateurs et un des représentants les plus connus du « nouveau keynésianisme ». Il a acquis sa notoriété populaire à la suite de ses violentes critiques envers le FMI et la Banque mondiale, émises peu après son départ de la Banque mondiale en 2000, alors qu'il y était économiste en chef.

Pourquoi l'Europe est-elle désormais frappée par la crise ?

JOSEPH STIGLITZ : Nous vivons dans un monde financier interdépendant. Il y a aujourd'hui un gros trou dedans. Même s'il a d'abord été creusé aux Etats-Unis, les Européens ne peuvent se tenir à l'écart. Ils doivent créer leur fonds de secours. Aujourd'hui, la chute des cours des actions m'inquiète moins que le gel du marché du crédit. Car cela veut dire que les entreprises ne peuvent plus se procurer d'argent, les ménages ne peuvent plus acheter de logement…

Quelle forme ce fonds doit-il prendre ?

Il devrait étendre la garantie des dépôts bancaires à tout le monde. Sinon, il y aura des paniques. Ceux qui s'y opposent soutiennent que chacun est responsable de ses dépôts. Mais cela ne tient pas. Car il est actuellement impossible de s'assurer de la solidité de sa banque. Ce raisonnement pousse donc chaque épargnant, dans le doute, à retirer ses fonds. Ce qui va aggraver le problème.

Les Etats doivent-ils nationaliser les banques en difficulté ?

Les banques ont besoin de capitaux. Il faut agir. L'Europe accepte mieux cette idée de nationalisation que les Etats-Unis. Ils vont le payer cher. L'Europe a enfin besoin d'un plan de relance massif. Parce que son économie ralentit, ce qui va encore frapper les banques.

Les mauvaises finances européennes le permettent-elles ?

Bien sûr. Il faut, d'une part, suspendre le pacte de stabilité et de croissance qui limite l'endettement public à 3 % du PIB. On ne peut continuer une politique qui a peut-être sa raison d'être en temps normal, mais qui empêche les Etats de répondre à la crise. Si une récession ou une dépression se produit, les finances publiques seront dans une situation encore pire. L'Europe peut s'offrir un plan, car l'injection de capitaux dans les banques est un investissement. Lorsque l'économie se redressera, cet investissement paiera car le secteur financier jouera de nouveau un rôle important. Une économie moderne ne peut réussir sans cela. Les nationalisations doivent donc être temporaires. C'est très différent du plan Paulson.

Que lui reprochez-vous ?

Il a été très mal conçu. C'est mieux que rien, mais il ne résout pas le problème. C'est comme si vous transfusiez un malade qui a une hémorragie pour le maintenir en vie, mais sans vous occuper de pourquoi il saigne. Le problème des expulsions de propriétaires, celui de la faiblesse de la conjoncture, ou encore celui de la recapitalisation des banques ne sont pas traités. Le plan implique l'achat de titres toxiques à des prix que nous ne savons pas comment fixer ! Il contient en revanche un aspect positif, qui reste à préciser : Wall Street devra payer la note que règle aujourd'hui le contribuable.

Comment ?

En prenant sur les profits futurs, ce à quoi les banquiers ne manqueront pas de s'opposer. Mais c'est un principe de base à respecter.

De leur côté, les banques centrales agissent-elles efficacement ?

Celle des Etats-Unis est grandement responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons, et gère très mal la crise. Son sauvetage de la banque Bear Stearns a augmenté l'aléa moral [accroissement de la prise de risque en fonction de la certitude qu'on n'en supportera pas les conséquences]. La Fed a dû sauver deux fois les spécialistes du refinancement immobilier Fannie Mae et Freddie Mac. Elle a laissé tomber la banque Lehman Brothers, mais pas l'assureur AIG, très lié à Goldman Sachs [la banque naguère présidée par le ministre des Finances Henry Paulson]. Rien de tout cela ne résout la crise.

Quelle réglementation devrait être mise en place ?

Nous avons besoin de meilleures incitations. Les programmes de stock-options et de bonus [des dirigeants] sont trop orientés sur le court terme. Dans les banques, le jeu est asymétrique : le risque de perdre est bien inférieur à la chance de gagner.

Et au plan mondial, voyez-vous un nouveau rôle pour le Fonds monétaire international ?

Nous avons besoin d'une réglementation internationale. Pour ce qui concerne les banques, celle dite de Bâle II est fondamentalement une supercherie. Elle s'appuie sur la réglementation des banques par elles-mêmes, c'est un oxymore. Le FMI a un problème : les Etats-Unis, qui sont cause de la crise, y ont un droit de veto. Nous avons besoin d'une nouvelle véritable institution multilatérale.

Courrier International

Propos recueillis par Frédéric Lelièvre
Le Temps

INTERVIEW • "La crise actuelle est une formidable occasion de réveiller les consciences"

Dans "La Haine de l'Occident", son dernier ouvrage qui vient de paraître chez Albin Michel, le Suisse Jean Ziegler analyse les raisons de la récente poussée antioccidentale dans les pays du Sud et leurs conséquences sur les relations internationales.


Jean Ziegler fut le rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies de 2000 à 2008. Il est actuellement membre du comité consultatif du conseil des droits de l'homme des Nations unies.
Il fut professeur de
sociologie à l'Université de Genève jusqu'en 2002 et à l'université de la Sorbonne à Paris. Il a aussi publié de nombreux livres.
Il est l’auteur du livre « l’Empire de la Honte ».Livre qui a inspiré le documentaire We feed the World sorti en avril 2007
.

Courrier international : Quelle est donc cette "haine de l'Occident" dont vous parlez dans votre livre* ?

Jean Ziegler : C'est la haine de l'Occident qui monte dans l'hémisphère Sud que j'ai ressenti lors de mes missions pour le compte des Nations unies et que je ressens tous les jours au sein du Conseil des droits de l'homme de l'ONU ou de l'Assemblée, à New York. Les pays du Sud ne supportent plus le double langage occidental. Un double langage dont nous avons un exemple très clair avec le Darfour. Il est évident qu'il faut une intervention des casques bleus pour mettre fin au génocide qui s'y déroule. Depuis trois ans, plus de 300 000 personnes ont été tuées par les milices arabes janjawids et plus de 2 millions de personnes ont été déplacées et vivent dans des camps. Des milliers de villages ont été brûlés et les puits empoisonnés. Le régime du président soudanais d'Omar Al-Bachir est effroyable. Mais le fait que ce soit l'Union européenne, avec la présidence française, qui demande l'intervention des casques bleus rend cette demande irrecevable. De quel droit, disent les représentants des pays du Sud, comme l'Algérie ou le Sri Lanka, les Occidentaux demandent une intervention contre un chef d'Etat noir, après ce qu'ils ont fait en Algérie, en Irak, à Madagascar ? Pourquoi, disent-ils encore, refusent-ils de demander une commission d'enquête sur le massacre de Beit Hanoun [le 8 novembre 2006, l'artillerie israélienne a pilonné cette ville de la bande de Gaza, tuant 19 civils palestiniens] ?


Pourquoi, tout à coup, les pays du Sud se révoltent-ils ainsi ?

Cette rupture complète par rapport au passé, et dont une des principales conséquences est la paralysie des relations et des organisations internationales, vient avant tout d'un réveil soudain de la mémoire blessée des pays du Sud. Le colonialisme est terminé depuis cinquante ans, l'esclavage depuis cent vingt ans ; pourtant, début septembre 2001, la Conférence mondiale contre le racisme, les discriminations raciales et la xénophobie fut un échec total. Les pays du Sud étaient venus – société civile et responsables politiques confondus – pour demander réparation et repentance aux anciennes puissances coloniales. Ils en avaient fait un préalable à toute négociation bilatérale avec l'Occident. Cette date fut un tournant. La mémoire occidentale est une mémoire arrogante, qui revendique l'universalité, alors que les Blancs ne constituent que 13 % de la population mondiale, et qui domine l'humanité depuis cinq cents ans.
La deuxième raison de cette rupture nette, c'est l'ordre du monde capitaliste globalisé, qui, pour les peuples du tiers-monde, n'est que le dernier des systèmes d'oppression qui se sont succédé dans le temps. Il y a ce que le président algérien Abdelaziz Bouteflika appelle une "filiation abominable", entre l'esclavage, la colonisation et l'ordre capitaliste globalisé.

Les leaders occidentaux n'en sont pas responsables individuellement, mais, en revendiquant la légitimité de cet ordre, en parlant des droits de l'homme alors qu'ils continuent à pratiquer le contraire, ils portent une responsabilité. Jadis, les gens du Sud mouraient dans les plantations ou en déportation, à présent, ils meurent de faim. Car ils ne peuvent plus acheter de quoi se nourrir, ou leurs produits ne peuvent tenir la compétition avec ceux, subventionnés, en provenance des pays riches. Et avec ça, l'Occident s'arroge le droit de s'ériger en porte-drapeau du droit de l'homme dans le monde, alors qu'il les viole allègrement.


Dans votre livre, vous citez deux pays comme autant d'exemples paradigmatiques de "la schizophrénie de l'Occident", le Nigeria et la Bolivie.

Le Nigeria, avec ses 100 millions d'habitants, est le huitième pays producteur de pétrole du monde et le premier pays africain. Pourtant, il importe 100 % des produits pétroliers raffinés dont son économie à besoin. Le Nigeria vit sous dictature militaire depuis 1966. 70 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, plus de la moitié est gravement sous-alimentée et l'espérance de vie est de 45 ans. Le pays est en 159e position (sur 172) dans l'indice de développement humain. Les sociétés pétrolières occidentales, qui exploitent les gisements locaux, rapportent à la junte 18 milliards de dollars nets de royalties en 2007, alors que celle-ci maintient le peuple dans la pauvreté absolue. Voilà ce que représente l'ordre occidental au Nigeria. Et dans ce contexte, l'écrivain Wole Soyinka demeure une voix isolée. L'année dernière, au G8 d'Heiligendamm, en Allemagne, Soyinka aurait dû être invité. Mais ce fut l'actuel dictateur, Umaru Yar'Adua, qui reçut l'invitation. C'est l'apogée du mépris occidental.

L'autre exemple, c'est la Bolivie. Pour la première fois en cinq cents ans, elle a un président élu démocratiquement qui est issu de l'ethnie majoritaire indienne. C'est le réveil des populations indiennes, qui étaient traitées comme des animaux, d'abord par les Espagnols, qui les ont réduits en esclavage, puis par les entreprises minières, pétrolières et gazières. L'élection d'Evo Morales par la majorité indienne marque la prise de conscience de cette dernière, et lui a permis, entre le 1er mai 2006 et le 1er mai 2008, de rétablir la "souveraineté énergétique" du pays, en nationalisant partiellement l'industrie minière et de l'énergie et en transformant les sociétés qui exploitaient les champs de pétrole en sociétés de services. Le fait que le Brésil de Lula da Silva ait immédiatement affirmé que le décret établissant la souveraineté énergétique de la Bolivie était 'juste' a permis à Morales de survivre. Du coup, La Paz a pu utiliser la manne pétrolière pour des programmes sociaux, de réduction de la pauvreté, de l'analphabétisme, de la dette extérieure.


Comment interprétez-vous la crise financière que nous vivons ?

Je crois qu'elle constitue une formidable occasion de dénoncer et rejeter cette barbarie marchande qui gouverne le monde, cette idéologie de la privatisation, cette main invisible qui, comme par hasard, attribue tous les droits et toutes les richesses aux pays occidentaux et tous les malheurs aux pays du Sud. L'Occident et son idéologie dominante, l'obscurantisme libéral, ont été totalement démasqués. L'idée que le marché est l'instance suprême de l'Histoire, alors qu'il n'est que le lieu où l'avidité et l'instinct de pouvoir de quelques individus s'exerce dans un champ sans aucune règle, ne pouvait que mener à cette catastrophe, qui va être terrible en Occident. Car ceux qui vont payer le prix de la crise, ce sont les retraités, les pauvres, les classes moyennes, qui vont voir le recul des dépenses sociales et des investissements publics.

Les plans de sauvetage des banques occidentales sont choquants. En septembre 2000, les leaders de 192 Etats membres de l'ONU ont dressé l'inventaire des conflits et des problèmes non résolus qui affligent la planète. L'ONU a estimé que pour parvenir à les régler d'ici à 2015, il fallait 82 milliards de dollars par an sur cinq ans. C'est un dixième du plan Paulson de sauvetage de la finance américaine. La crise financière va avoir des conséquences aussi pour les pays du tiers-monde, qui dépendent de l'aide étrangère. Au Darfour, par exemple, la réduction des contributions volontaires des Etats au Programme alimentaire mondial (ce qui a fait baisser le nombre de calories contenues dans les rations alimentaires distribuées aux populations réfugiées et déplacées à 1 400 calories, contre les 2 200 recommandées par l'Organisation mondiale de la santé).
La révélation au grand jour de la tout puissance des oligarchies du capital financier spéculatif va également réveiller en Occident la conscience de la solidarité avec les peuples du Sud, et mener à un dialogue avec eux. Il faut que l'Occident et le Sud dialoguent de nouveau car l'affrontement Nord-Sud paralyse les institutions internationales et le dialogue international. Il faut réconcilier les mémoires. Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, l'a compris. Il a convoqué en avril 2009 une nouvelle conférence contre le racisme et les discriminations baptisée Durban II. Elle se déroulera à Genève et sera présidée par la nouvelle haut-commissaire aux droits de l'homme, l'avocate antiapartheid Navi Pillay, une Tamoule de Durban. Il faut espérer que Durban II arrivera à réconcilier les mémoires et que les Occidentaux accepteront la repentance.

COURRIER INTERNATIONALE.