jeudi 31 mars 2011

Deux fractions oligarchiques déchirent le pays

Deux fractions oligarchiques déchirent le pays

25 mars par Jean Nanga

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Alassane Ouattara bénéficie d’un soutien quasi unanime de la « communauté internationale », c’est-à-dire des États-Unis, de la France, de l’Union Européenne, du Conseil de sécurité des Nations Unies, de la Communauté économique et douanière des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), etc. Si, au départ, Laurent Gbagbo a bénéficié du soutien de la Russie ou du Mexique, par exemple, celui-ci a été vite perdu. Depuis peu, certains chefs d’État africains à l’instar de Jacob Zuma (Afrique du Sud) ou du président en exercice de l’Union Africaine, le Malawite Bingu wa Mutharika, voire l’un des médiateurs va-t-en guerre, Yayi Boni (Bénin) se démarquent de l’intransigeance de leurs pairs de l’Union Africaine, sans partager pour autant le soutien inconditionnel à Gbagbo, manifesté par l’Angolais Eduardo Dos Santos. Dans l’establishment de l’ancienne métropole coloniale, Gbagbo ne bénéficie que du soutien de certains dignitaires du Parti socialiste français, opposés à la position officieuse de celui-ci, membre de l’Internationale socialiste comme le Front patriotique ivoirien (FPI) de Gbagbo. Quant à l’Afrique des partis politiques et des intellectuels — sur le et hors du continent — elle est sérieusement clivée.


S’il n’y avait pas toutes ces vies fauchées de personnes autres que les principaux acteurs politiques ou les oligarques pendant la crise post-électorale, la situation pourrait être qualifiée de grotesque. Des centaines de morts qui s’ajoutent aux autres victimes de la crise ivoirienne, depuis la tentative de putsch de septembre 2002. Les élections de 2010, censées y mettre un terme, ont ainsi abouti à cet imbroglio tragique, dont les interprétations et prises de position semblent rivaliser d’unilatéralisme et de confusion : « anti-impérialisme », « démocratie », « panafricanisme », voire « socialisme »… sont les étendards que déploient par opposition les différents intervenants au débat.

D’où vient la crise ivoirienne ?

Depuis la mort, en décembre 1993, de l’autocrate Félix Houphouët-Boigny, la Côte d’Ivoire a connu une guerre de succession au sein du parti unique, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Elle a opposé principalement Alassane Ouattara, néolibéral, Premier ministre du défunt président, à Henri Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale et longtemps considéré comme son dauphin. Bédié en était sorti vainqueur, en recourant, entre autres, à l’argument de « l’ivoirité » — en évoquant la nationalité présumée douteuse de son rival, mettant en avant son appartenance ethnique Dioula (un groupe ethnique du Nord de la Côte d’Ivoire, classé comme « voltaïque ») et le fait qu’il a bénéficié conjoncturellement d’un passeport de la Haute-Volta (actuelle Burkina Faso). La dite « ivoirité », en tant que chauvinisme ethnico-confessionnel à l’égard des Dioula musulmans, va devenir un discriminant majeur dans la lutte pour le pouvoir.

Henri Konan Bédié est renversé au Noël 1999 par une mutinerie militaire. Les mutins cherchent à se justifier en parlant de l’instrumentalisation de « l’ivoirité » et de la « baoulisation » des sommets de l’État. Ils portent à la tête de l’État le général Robert Guéi l’ancien chef d’état-major de l’armée ivoirienne, gestionnaire du soutien de Houphouët-Boigny à la rébellion libérienne des années 1980-1990, victime de la « baoulisation » menée par Bédié. Ce gouvernement, dit de transition, a parmi ses principales missions l’éradication de « l’ivoirité » et l’organisation d’élections démocratiques. Mais Alassane Ouattara, leader du Rassemblement des démocrates républicains (RDR), ainsi que plusieurs autres candidats potentiels, dont le président renversé H. Bédié, ne peuvent être candidats à l’élection présidentielle de 2000, organisée de manière à permettre la confiscation du pouvoir par Robert Guéi. Et c’est Laurent Gbagbo, ancien syndicaliste enseignant, exilé en France de 1985 à 1988 et fondateur du Front populaire ivoirien, emprisonné par Ouattara lors des manifestations étudiantes en 1992, qui l’emporte avec un faible taux de participation.

En septembre 2002, un putsch armé contre Laurent Gbagbo, alors en visite en Italie, est déjoué. Avorté, ce putsch est transformé en rébellion politico-militaire dans le nord du pays. A son tour, Gbagbo est accusé d’avoir amplifié le phénomène de « l’ivoirité ».

La Côte d’Ivoire est coupée en deux. D’un côté, la partie septentrionale et une partie du centre sous le contrôle de la rébellion politico-militaire (actuelles Forces armées des Forces Nouvelles – FAFN) dirigée par Guillaume Soro, originaire du Nord, ancien dirigeant du mouvement étudiant (Fédération des étudiants et scolaires de Côte d’Ivoire, FESCI, alors classé à gauche), qui est passé de la lutte aux côtés de Laurent Gbagbo ou du FPI, contre le régime du PDCI, au ralliement — pendant la phase Gbagbo de « l’ivoirité » — à Alassane Ouattara, néolibéral. Les FAFN ayant fait de Bouaké, troisième ville du pays, la capitale de leur zone. De l’autre côté, la partie méridionale — qui comprend la capitale économique Abidjan et la ville portuaire de San Pedro — et une partie du centre, demeurent sous le contrôle gouvernemental de Gbagbo. Entre les deux s’installe une force d’interposition française, renforcée ensuite par une mission onusienne.

Cinq ans durant on assiste à des accords signés sous l’égide de la « communauté internationale », jamais intégralement respectés, au racket des commerçants et des transporteurs sur les routes, aux manifestations populaires violemment réprimées, meurtrières, y compris par des milices privées politiques, aux affrontements armés entre les armées loyaliste et rebelle, aux bombardements entre l’armée loyaliste et l’armée française (novembre 2004 à Bouaké et à Abidjan). Une paix, considérée comme durable, est finalement signée, en mars 2007, à Ouagadougou, entre le gouvernement de Laurent Gbagbo et les Forces Nouvelles (FN) de Guillaume Soro, avec pour facilitateur le président burkinabé Blaise Compaoré, jusqu’alors présumé complice, voire tuteur, de la rébellion.

Avec l’Accord politique de Ouagadougou (APO), la voie était considérée comme ouverte vers l’élection présidentielle devant mettre fin à la crise. Après plus d’un report, l’élection a finalement lieu en octobre et novembre 2010. Au lieu d’aboutir à la fin de la crise tant espérée, à l’issue du deuxième tour, elle plonge la Côte d’Ivoire, plus d’un mois après la proclamation des résultats, dans une situation très embrouillée et présentée comme porteuse de plus de menaces que septembre 2002.

Une élection ni libre, ni sincère

Eu égard à la promesse de fair-play faite par les deux candidats lors du débat radiotélévisé à la veille du deuxième tour, présenté comme une leçon de démocratie pour les autres élections présidentielles africaines (dont le principe implicite semble d’éviter un débat public contradictoire entre les deux candidats), cette crise semble surprenante. Les violences, parfois meurtrières, signalées pendant la campagne du deuxième tour étaient interprétées comme des faits qui ne compromettaient pas la suite des événements. Les résultats du premier tour n’ayant fait l’objet d’aucune contestation, malgré quelques irrégularités, les « observateurs » n’auraient prévu ni le blocage de la publication des résultats, ni les proclamations contradictoires de la Commission électorale indépendante (CEI), en charge de la proclamation des résultats provisoires, et du Conseil constitutionnel (CC), en charge de la proclamation des résultats définitifs à certifier par la Mission des Nations unies.

Mais les résultats proclamés par la CEI, annonçant la victoire d’Alassane Ouattara, ont été certifiés par la Mission des Nations Unies en Côte d’Ivoire alors que le CC a attribué la victoire à Laurent Gbagbo, après déduction des présumées fraudes, qui auraient été constatées dans certains départements septentrionaux considérés comme fiefs du candidat Alassane Ouattara.

Le règlement de ce contentieux électoral était compromis par ce que l’ancien Secrétaire général d’Amnesty international, le Sénégalais Pierre Sané, a nommé les « quatre anomalies/erreurs qui ont (…) entrainé des dysfonctionnements menant à l’échec programmé du processus » |1| :

1. Le non-respect de la clause de désarmement des FAFN stipulée par l’Accord politique de Ouagadougou ;

2. La représentation majoritaire de l’opposition dans la Commission électorale indépendante devant décider par consensus et présidée par un membre de l’opposition, ayant abouti à la proclamation non consensuelle des résultats provisoires – ainsi devenus définitifs – au présumé quartier général du candidat Alassane Ouattara (Hôtel du Golf) ;

3. La rapidité et la rigidité dont a fait preuve le Conseil constitutionnel, présidé par un proche du Président-candidat Laurent Gbagbo |2|, pour annuler les scrutins incriminés et procéder automatiquement « au redressement des résultats aboutissant à la proclamation de Laurent Gbagbo comme vainqueur » |3|, ayant « inévitablement créé une suspicion de partialité » ;

4. La précipitation manifestée par le représentant des Nations Unies pour la Côte d’Ivoire dans la certification des résultats provisoires de la CEI, en ignorant l’étape de consolidation de ces derniers par le Conseil constitutionnel, contrairement à la procédure suivie pour la proclamation des résultats du premier tour.

On pourrait dire que l’ancien Secrétaire général d’Amnesty International se livre à une critique facile a posteriori, s’il n’y avait des mises en garde réitérées, depuis deux ans, de l’International Crisis Group (ICG), actuellement présidé par Louise Arbour, juriste canadienne et ancienne Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU. Cette ong transnationale, qui ne peut être soupçonnée d’opposition à l’ordre international actuel, avait pointé du doigt, en 2008, la difficulté d’organiser des élections crédibles sans le « désarmement des ex-rebelles et des miliciens, et leur réinsertion ou leur intégration dans la vie civile ou militaire » |4|, en particulier des FAFN. C’était l’un des « deux volets essentiels » de l’APO, demeuré irrésolu |5|. En novembre 2010, avant le second tour, l’ICG relevait les dangers qui planaient sur ses résultats : « Si Gbagbo l’emporte, il pourrait être confronté à Abidjan et dans les grandes villes du pays à des manifestations spontanées de jeunes militants (…) Si Ouattara gagne l’élection, les durs du camp présidentiel pourraient, quant à eux, être tentés de créer une situation insurrectionnelle, avec l’aide des “jeunes patriotes” et miliciens qu’ils contrôlent encore à Abidjan et des forces de sécurité qui leur sont dévouées, et de chercher à rester au pouvoir, en présentant le président Gbagbo comme le seul garant de l’ordre et de la sécurité. (…) Au Nord, des éléments de la branche militaire des FN pourraient aussi mal réagir à une victoire de Gbagbo. Ils craignent une vague de représailles en cas de réélection du président sortant. L’un des principaux chefs de la rébellion a déclaré à Crisis Group “qu’il sera difficile de se sentir en sécurité au sein d’une armée unifiée, si Laurent Gbagbo est élu” et qu’il sera “obligé d’aller vivre ailleurs ou de changer de métier”. L’aile militaire et provinciale des FN s’inquiète, en outre, qu’aucun des deux candidats n’évoque dans sa campagne l’avenir de ces forces et celui de leurs hommes. Cette aile dure obéit de moins en moins aux ordres de la branche politique du mouvement, confortablement installée à Abidjan autour de Guillaume Soro. » |6|

Les institutions détenant le pouvoir décisionnel n’étaient pas épargnées : « La Commission électorale indépendante (CEI) a aussi fait preuve de fébrilité lors de la centralisation et de la vérification des résultats. Elle a omis d’informer le public sur l’avancée de ses opérations pendant près de 48 heures, ouvrant ainsi une période lourde de rumeurs et de dangers. Si elles n’étaient pas corrigées, ces anomalies pourraient compromettre la crédibilité du second tour et donner des arguments à l’un ou l’autre camp pour contester les résultats. » |7| Était aussi épinglée la complexité confuse des dispositions légales de recours.

Autrement dit, les conditions d’un scrutin serein n’étaient pas réunies ou plutôt les ingrédients d’une crise post-électorale étaient clairement réunis. Quoi de mieux, dans la logique politicienne, partagée par les deux candidats, qui sont en conflit — y compris armé — pour le pouvoir, depuis une décennie, que de laisser les élections se dérouler dans un cadre qui favorise la contestation éventuelle des résultats et l’impasse juridique.

Gbagbo, le socialiste ?

Dans le clivage produit par la crise électorale ivoirienne, Laurent Gbagbo est présenté comme ayant un projet de société contraire à celui d’A. Ouattara. Pour Pierre Sané : « Il y a une lutte pour le pouvoir en Afrique aujourd’hui qui (…) oppose surtout deux projets de société qui, pour faire simple, voient s’affronter des dirigeants tenants d’un libéralisme mondialisé à d’autres qui adhèrent à un panafricanisme souverain et socialisant » |8|. Ainsi, vu le libéralisme sans discrétion de l’ancien directeur adjoint du FMI, le camp du « panafricanisme souverain et socialisant » serait par déduction représenté dans la crise ivoirienne par L. Gbagbo.

Panafricaniste socialiste, Gbagbo l’a été sans conteste dans son opposition au régime capitaliste néocolonial de F. Houphouët-Boigny. Mais n’est-ce pas projeter ce passé sur le présent que de continuer à le classer comme étant un socialiste ? Serait-ce sur la base de son appartenance à l’Internationale socialiste, comme l’étaient Abdou Diouf, Thabo Mbeki, Ben Ali, dont l’adhésion au néolibéralisme a été indéniable ? Ne faudrait-il pas l’apprécier en fonction de la politique qu’il a menée pendant une décennie ?

Certes, le régime de Gbagbo a été confronté à la culture néocoloniale de l’État du capital français, dirigé par Jacques Chirac, dont l’implication dans la tentative de putsch de septembre 2002 est quasi évidente. Des Accords de Linas Marcoussis à 2007, en passant par novembre 2004, il a dû mener bataille contre les tentatives de déstabilisation orchestrées par certains intérêts impérialistes français et leurs alliés en Côte d’Ivoire et en Afrique francophone, dans une situation de quasi-marginalisation par ses pairs, des conservateurs de la tradition françafricaine. La souveraineté nationale ivoirienne bafouée pendant les quatre premières décennies néocoloniales était indéniablement en jeu et il a essayé de la défendre. Faudrait-il oublier pour autant que ce « panafricaniste » a instrumentalisé à son tour « l’ivoirité », même s’il faut lui reconnaître la décision bien postérieure (2007) de supprimer la carte de séjour pour les ressortissant/es des pays voisins ? Le régime de Gbagbo ne s’est-il pas constitué à son tour un lobby – le Cercle d’amitié et de soutien au Renouveau franco-ivoirien, (CARFI) dont le premier président était un sénateur UMP, par ailleurs employé de Bolloré – dans la partie métropolitaine de la Françafrique, à travers aussi l’attribution des marchés de gré à gré, par copinage ? Certains des bénéficiaires de ces marchés ne sont-ce pas ceux qui l’étaient déjà sous le régime de Houphouët-Boigny ? Le régime de Gbagbo n’a t-il pas renforcé l’emprise des transnationales états-uniennes sur le cacao ivoirien et obtenu des satisfecit de la Banque Mondiale et du FMI en matière d’application de leurs principes ? Certes Gbagbo a initié, par exemple, une politique de fournitures scolaires gratuites à l’école primaire et de suppression des droits d’inscription scolaires, mais son régime ne s’est-il pas révélé aussi actif en matière d’accumulation oligarchique du capital, de surcroît dans un climat de développement de la pauvreté ? Faut-il fermer les yeux sur cet enrichissement indécent, aux dépens du Trésor public et du peuple, sur ces scandales de gabegie dans la filière café-cacao ? Des actes qui ont même exaspéré le numéro deux du régime, le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly — un inconditionnel du libéralisme économique ayant été conseiller économique de Gbagbo et représentant de son Front populaire ivoirien (FPI) dans le gouvernement de transition dirigé par Robert Guéi — qui a été prié publiquement de se taire par le chef des “Jeunes patriotes” (une milice du FPI), Blé Goudé (ancien camarade et rival de Soro à la direction de la FESCI et ministre actuel de Gbagbo) |9| . Gbagbo et le FPI n’ont-ils pas plutôt accompli une défense concrète du capitalisme ?

L’Afrique a eu, dans la première phase du néo-colonialisme, son lot d’impostures « socialistes » – comme ce fut aussi le cas ailleurs. Il est inutile d’en rajouter au moment où l’idéal socialiste pourrait se refaire une beauté ou une nouvelle jeunesse face à l’incapacité objectivement prouvée du capitalisme, dans sa version néolibérale ou autre |10|, de produire autre chose que le développement des injustices sociales ou des démocraties dans lesquelles certains sont plus égaux que les autres. S’il y a une comparaison qui mérite d’être faite, ce serait plutôt avec Sylvanus Olympio, le nationaliste togolais, anti-communiste (ex-représentant d’Unilever au Togo), victime du néo-colonialisme français, auquel il préférait le capitalisme « anglo-saxon ». Ils ont en commun, entre autres, le fait d’avoir menacé l’existence de la zone monétaire du franc, ce moyen de contrôle de ses post-colonies africaines par la France |11| .

Ouattara, le démocrate ?

Le soutien à Ouattara est justifié par la nécessité de respecter le jeu démocratique ou l’alternance en Afrique. Ce qui est tout à fait légitime. Autrement dit, au cas où il serait établi que Ouattara est indéniablement le vainqueur d’une élection sans problèmes, il serait légitime qu’il accomplisse le mandat confié par la majorité de l’électorat ivoirien. Comme le font d’autres partisans du libéralisme, à l’instar du Guinéen Alpha Condé, élus dans des conditions considérées comme normales en Afrique et ailleurs.

Toutefois, contrairement à ce que prétendent encore certains, ce serait aller trop vite en besogne que d’attribuer à Ouattara le statut d’éternelle victime du chauvinisme des tenants de « l’ivoirité » ou des adversaires de la démocratie. Il n’est pas le chevalier de la démocratie en Côte d’Ivoire.

Certes il ne faut pas le limiter à son passé, celui des années 1990. Mais faut-il oublier ces années au cours desquelles il a été Premier ministre en charge de l’application des mesures d’Ajustement structurel et de gestion des premières années du multipartisme ? N’a t-il pas dirigé, sans état d’âme, un gouvernement qui réprimait avec une particulière brutalité la contestation sociale et politique contre les mesures antisociales et dramatiques de l’Ajustement structurel ? Gbagbo n’a t-il pas été sa victime avant qu’il ne devienne la sienne ? N’est-ce pas lui qui a introduit en Côte d’Ivoire le projet d’instauration de la carte de séjour, infalsifiable, pour distinguer les résidents étrangers des Ivoiriens, bien avant que ses concurrents dans la course au pouvoir ne se passionnent pour son acte de naissance ? Précisons que ce n’était pas par quelque xénophobie personnelle, mais par motivation économique : au moins 20 % de ressortissants étrangers dans la société ivoirienne, cela représentait une source non négligeable de recettes publiques en période d’ajustement structurel. Ce n’était pas une invention ivoirienne, mais une suggestion du FMI aux États surendettés passant sous leurs fourches caudines.

Sa volonté actuelle de faire déloger Gbagbo par une intervention armée internationale ne serait-elle pas la forme considérée comme légitime de l’intention non assumée de septembre 2002 ? À qui s’adressait, au début de la campagne électorale 2010, le vieil houphouétiste, rallié à Gbagbo et Président du Conseil économique et social, Laurent Dona Fologo, en déclarant : « les commanditaires du coup d’État manqué du 19 septembre font croire que ce ne sont pas eux les auteurs de la guerre. C’est faux ! Posez-leur la question. Moi je sais d’où elle vient. Ils savent ce qu’ils ont entrepris auprès de moi et que j’ai refusé avant la guerre. C’est pourquoi ils n’en parlent pas dans leurs journaux… S’ils l’évoquent, je donnerai la date, l’heure et exactement ce qu’ils m’ont demandé… Ce sont les mêmes qui sont à l’origine des coups d’État de 1999 et du 19 septembre 2002 » |12| ? Bédié n’ayant pu être commanditaire du coup d’État contre lui-même, en décembre 1999, il ne pouvait s’agir que de Ouattara dont la convergence des intérêts avec certains milieux économiques français — irrités alors par la révision des contrats juteux projetée par le régime de Gbagbo — ne fait l’objet d’aucun doute. Est-ce par hasard que Ouattara, Soro et Compaoré |13|. se retrouvent aujourd’hui dans le camp des va-t-en guerre contre Gbagbo ? Les FAFN ne constituaient-ils pas en fin de compte une branche armée non assumée du RDR ?

Que Gbagbo se soit réconcilié avec certains « investisseurs » français, ciblés hier, à l’instar de Bouygues (témoin de mariage du couple Ouattara, célébré à Neuilly par le maire Nicolas Sarkozy), en leur accordant des faveurs — afin de les éloigner de Ouattara ? — ne peut représenter pour eux la même garantie que la présidence de la Côte d’Ivoire par Ouattara, un membre attitré des réseaux du néolibéralisme |14|, non susceptible de s’en écarter par opportunisme. Il est presque certain qu’il privilégiera les « investisseurs stratégiques » membres des mêmes réseaux que lui plutôt que les capitaux des économies dites émergentes, concurrents, de plus en plus sérieux des premiers, en Afrique. Ainsi, comme l’ont déjà dit et redit d’autres, c’est plus ce statut de capitaliste, membre de l’establishment néolibéral international, d’Alassane Ouattara, qui justifie la mobilisation de la « communauté internationale ».

C’est une aubaine pour l’internationale néolibérale de voir son candidat chéri soutenu, au delà de la droite et au nom de la démocratie, jusque dans les milieux qui se disent anti-impérialistes. Comme si ceux-ci étaient obligés de choisir l’un des deux représentants de la diversité du capitalisme en Afrique, plutôt que de se préoccuper du problème majeur que constitue l’alignement des peuples africains derrière des fractions rivales d’un même ordre économique, dont les conséquences sociales nient dramatiquement les promesses démagogiques faites par ces relais locaux. Il ne s’agit pas d’une des prétendues « spécificités africaines », comme le montrent bien les résultats électoraux dans les démocraties prétendues avancées où le peuple en général, les salariés, en particulier, ne semblent plus avoir qu’à choisir régulièrement entre des libéraux conséquents et les libéraux honteux des partis soi-disant socialistes.

Faux choix

En Côte d’Ivoire, comme ailleurs, il s’agit de refuser les faux choix que nous impose le capitalisme hégémonique, idéologiquement surtout — comme tendent à l’oublier ceux et celles qui ne distinguent pas le grand écart entre la crise économique et l’hégémonie idéologique du capitalisme, le développement accéléré de ses valeurs dans toutes les sociétés. Il s’agit de s’opposer à ce que les peuples fassent tragiquement les frais des contradictions entre des fractions du cannibalisme capitaliste. Qui peut distinguer en Côte d’Ivoire les fondamentaux des programmes économiques, donc sociaux, de Gbagbo (bon élève du FMI et de la Banque mondiale) et de Ouattara (technocrate du FMI) ? Les capitalistes changent-t-il de nature par le fait d’être des souverainistes relatifs africains ? Le régime Ouattara va-t-il inventer le néolibéralisme social ? La fraction Ouattara a-t-elle des intentions moins oligarchiques que la fraction Gbagbo qui ne veut quitter ni le pouvoir ni la Côte d’Ivoire afin de reproduire le capital accumulé et d’en jouir dans un contexte maîtrisé ?

Il s’agit de travailler à l’émergence ou au développement des forces populaires alternatives qui ne comprennent pas la démocratie comme l’addition du multipartisme et de ladite – par euphémisme – économie de marché. Des forces qui ne réduiront pas la démocratie au fait de déposer des bulletins de vote dans l’urne à un rythme régulier, dans une ambiance de démagogie et de désinformation, qui prive les peuples de leur souveraineté permanente. C’est-à-dire d’être suffisamment informés sur les principes constitutionnels à adopter ou à rejeter, afin de ne pas se retrouver victimes des dispositions concoctées de façon non démocratique entre des fractions politiciennes et la « communauté internationale ». Non seulement de participer à la prise des décisions, mais aussi de disposer des mécanismes de contrôle permanent de l’exécution des dites décisions.

Il revient au peuple de la Côte d’Ivoire de se libérer de la fascination qu’exerce sur lui les deux fractions actuellement en concurrence et de leur dire ainsi qu’à la « communauté internationale » pyromane des Sarkozy, Obama, Goodluck, Wade et tutti quanti : Dégagez ! Comme l’a dit et obtenu, dans un contexte différent, le peuple tunisien, qui résiste contre le détournement de la victoire chèrement acquise par des fractions qui veulent limiter sa souveraineté ou la démocratie au modèle promu par la « communauté internationale ».


Notes

|1| Pierre Sané, Les élections en Côte d’Ivoire : chronique d’un échec annoncé, Pambazuka News, n° 173, 09.01.2011, http://www.pambazuka.org/fr/categor....

|2| P. Sané précise à propos : « Et comme partout ailleurs, son président est nommé par le Chef de l’Exécutif ». Dans un document signé par sa présidente, Me Françoise Kaudjhis-Offoumou (auteure de Procès de la démocratie, Paris, L’Harmattan, 1997), intitulé « Contribution de AID-Afrique aux commentaires sur les élections présidentielles ivoiriennes du dimanche 28 novembre 2010 » (Abidjan, 6 décembre 2010. http://www.lebanco.net/news/Communi....), l’Association Internationale pour la Démocratie relevait la composition problématique du Conseil constitutionnel avec son président nommé, selon l’article 89 de la Constitution, par le Président de la République et les trois autres désignés par le Président de l’Assemblée nationale, qui est, en l’occurrence, du camp présidentiel. Par contre, l’AID ne s’intéresse pas à la composition de la CEI.

|3| Pierre Sané, op. cit.

|4| International Crisis Group, « Côte d’Ivoire : Garantir un processus électoral crédible », Rapport Afrique n° 139 du 22 avril 2008.

|5| Cf. International Crisis Group, « Côte d’Ivoire : sécuriser le processus électoral », Rapport Afrique n° 158 du 5 mai 2010.

|6| ICG, « Côte d’Ivoire : Sortir enfin de l’ornière ? », Briefing Afrique n° 77 du 25 novembre 2010, qui signale en outre que « la sécurisation du vote a été très aléatoire » au premier tour.

|7| Ibidem.

|8| Pierre Sané, op. cit.

|9| Cf. par exemple, « Affaire Mamadou Koulibaly : le CPR réagit aux propos injurieux de Charles Blé Goudé — Gbahou Gervais : le vol de deniers publics ne saurait être une affaire de secret d’État », Ivoire Info du 13 juillet 2010, http://ivoireinfo.com/info24/feed/d....

|10| Il faut toujours rappeler aux partisans du keynésianisme ou nostalgiques des « Trente glorieuses » en Occident, que les États ont été providentiels aussi grâce au fait impérialiste. La domination impérialiste a profité également aux États occidentaux considérés comme non impérialistes à travers les règles générales de l’échange inégal entre le Nord et le Sud.

|11| Cf. Jean Nanga, « FrançAfrique : les ruses de la raison post-coloniale », ContreTemps, n° 16, janvier 2006, p. 111-124, p. 119-122 sur le Franc CFA.

|12| « Laurent Dona Fologo fait des révélations sur le coup du 19 septembre 2002 »,http://encoreplustv.com/fr/?p=6&amp.... Nous n’avons pas trouvé dans la presse ivoirienne une réplique à cette accusation presque explicite.

|13| Selon l’ICG (Rapport Afrique n° 139 du 22 avril 2008), le « président Compaoré (…) est respecté, et craint, par les commandants des zones des FN. » Et en note infrapaginale 59 : « Le Burkina Faso a tout de même accueilli l’essentiel des investissements privés des chefs rebelles… »

|14| Cf. par exemple : Pascal Airault, « Les amitiés sans frontières d’Alassane Ouattara », Jeune Afrique du 10 janvier 2011.

P.-S.

* Jean Nanga est le correspondant d’Inprecor pour l’Afrique subsaharienne. Nous publions ici des extraits, choisis sans consultation avec l’auteur injoignable quelque part en Afrique, d’une étude plus large qui nous est parvenue alors que ce numéro d’Inprecor était déjà en cours de fabrication.

Source : http://orta.dynalias.org/inprecor/a...

lundi 7 mars 2011

Côte d'Ivoire : la démocratie au bazooka?

Dans les conditions actuelles où l'on est sommé de choisir une partie contre l'autre selon l'impératif de la lutte à mort, il est difficile de dire quoi que ce soit sur la crise ivoirienne, ses causes historiques, ses significations pour l'Afrique postcoloniale, les modalités de sa possible résolution et ses conséquences sur l'équilibre de la sous-région sans susciter un déchaînement incontrôlé de passions, voire la violence des partisans des deux camps. Par Achille Mbembe et Célestin Monga

Raison et vociférations

Il est pourtant impératif d'apporter autant de clarté que possible sur ses enjeux ; de chercher à entendre raison, au-delà des tragiques événements au cours desquels des civils déjà fort appauvris perdent la vie dans des combats de rue, pendant que les chefs des factions bénéficient de protection et jouissent de toutes sortes d'immunités.

D'autre part, pour sortir de l'impasse, encore faut-il dépasser le dualisme Laurent Gbagbo-Alassane Ouattara. Le projet démocratique en Afrique ne saurait en effet être réduit à une simple mystique électorale, surtout dans les contextes où chefs de guerre sans foi ni loi, vieux fonctionnaires carriéristes et entrepreneurs politiques maniant à la fois l'eau bénite et le feu se servent avant tout des élections comme d'une voie royale pour le contrôle des rentes et toutes sortes d'accaparements.

La crise ivoirienne - tout comme d'autres qui l'ont précédée - impose par contre que l'opinion africaine et internationale se saisisse de nouveau des questions fondamentales qui détermineront l'avenir de la paix et la sécurité des peuples et des États dans cette région du monde. Ces questions sont les suivantes. Comment détermine et valide-t-on, de manière irrécusable, les résultats d'un scrutin dans un pays dont une bonne moitié du territoire est occupée par des rebelles armés combattant un gouvernement que la communauté internationale n'a pas déclaré illégitime ? À qui appartient le droit de statuer sur les contentieux électoraux en Afrique ? Comment fonctionne le principe universel de primauté entre droit national et droit international dans un État où la Constitution n'a pas été suspendue ? L'utilisation de la force militaire par des États voisins ou étrangers pour résoudre des conflits post-électoraux dans un pays indépendant se justifie-t-elle en droit ? Si oui, quels critères démocratiques doivent remplir les pays qui y envoient des soldats ? Et comment se fait-il qu'il y ait eu si peu d'interventions armées alors même que le dévoiement des élections est devenu une pratique courante, et que les contentieux post-électoraux n'ont cessé de se multiplier en Afrique au cours des vingt dernières années ?

Sur un plan similaire, quelle valeur faut-il attribuer aux prescriptions morales proclamées urbi et orbi par la communauté internationale sur un Continent où ses principes, son engouement, sa fermeté et ses sanctions s'appliquent différemment selon le pays et le moment, c'est-à-dire de façon inconsistante, voire arbitraire ? Plus précisément, de quelle légitimité peut se prévaloir une ancienne puissance coloniale qui, de jour, embrasse, soutient, finance, arme et décerne des satisfecits à des autocrates répugnants et, de nuit - juge et surtout partie - entretient des bases militaires dans des pays en conflit tout en se posant en donneuse de leçons de morale et en pontife de la démocratie ?

Poser ces questions alors que dans le cas ivoirien qui nous préoccupe la messe semble avoir été dite ne relève, ni de la provocation, ni de l'appel à l'inaction. Il s'agit au contraire de préalables qu'il faudrait intégrer à toute discussion sur la résolution d'une crise politique devenue le symptôme des déficits structurels des marchés politiques africains d'aujourd'hui, des errements d'une communauté internationale qui se rend trop souvent en Afrique avec le dilettantisme de gens qui vont en safari, et de l'immense colère qu'une décolonisation inachevée et pervertie a laissé dans les esprits de nombreux citoyens et intellectuels africains.

Par ailleurs, ce qui se joue à Abidjan n'est pas qu'une « affaire d'Africains ». Le différend ivoirien interpelle tous les peuples en quête de justice et de liberté. Alors que l'on s'accorde à dénoncer la crise du modèle démocratique y compris dans les vieux pays industriels, les leçons que l'on peut en tirer seraient donc utiles aux citoyens d'autres États de la planète. À l'heure de la mondialisation et des vives contradictions qu'elle ne cesse de produire, il s'agit en effet de redonner vie et substance au projet démocratique à la fois à l'échelle nationale et locale et à l'échelle planétaire, de remettre à jour les termes d'un contrat citoyen qui offre le cadre de stabilité à toute société humaine digne de ce nom, de circonscrire les conditions (forcément extrêmes) dans lesquelles le recours à la force peut être une option dans les relations entre États et au sein des États, et de réévaluer les conditions et modes d'engagement des acteurs internationaux dans les crises régionales et nationales.

Deux vérités incompatibles

Une élection a donc bel et bien eu lieu en Cote d'Ivoire. Officiellement, l'organisation des opérations pré électorales et du scrutin présidentiel ont duré trois ans (2007 à 2010). Elles auraient coûté 261 milliards de francs CFA, soit environ 57.000 francs CFA par votant. Sur cette somme, l'État de Cote d'Ivoire (c'est-à-dire les pauvres contribuables de ce pays où le revenu mensuel par habitant est de moins de 60.000 francs CFA aurait payé 242 milliards, soit 93%.

Élu en octobre 2000 lors d'un scrutin qu'il n'avait pas organisé, Laurent Gbagbo avait été finalement reconnu et accepté comme Président de la République par la classe politique ivoirienne. Moins de deux ans plus tard, alors que personne ne remettait plus en cause sa légitimité, son régime avait été la cible d'une sanglante tentative de coup d'état. Ni Alassane Ouattara, ni Henri Konan Bédié, ni la CEDEAO, ni la France, ni la communauté internationale n'avaient, à l'époque, proposé une intervention militaire pour protéger un gouvernement dont tous reconnaissaient pourtant la légalité.

Au contraire, les promoteurs du putsch avorté de septembre 2002 ont bénéficié des honneurs de la République. Ils ont occupé militairement la moitié nord du pays qu'ils ont gouverné à leur guise, et leur chef a fini par se faire nommer Premier ministre. Le mandat présidentiel de Laurent Gbagbo s'étant achevé en 2005, il est quand même resté au pouvoir, estimant à tort ou à raison que le contrôle d'une partie du territoire par la rébellion armée lui imposait de demeurer à la magistrature suprême jusqu'à ce qu'une solution de sortie de crise soit trouvée.

Nul ne conteste que l'élection présidentielle de 2010 s'est déroulée dans des conditions peu optimales - la « partition » de fait du territoire national, une souveraineté passablement ébréchée en conséquence de divers compromis boiteux, et un processus inachevé de désarmement de la rébellion. La Commission Électorale Indépendante (CEI) chargée, d'après la Constitution et la loi électorale d'organiser les élections et d'en proclamer les résultats provisoires selon le mode du « consensus » n'a pu le faire dans le délai officiel des 72 heures après la fermeture des bureaux de vote. Ses 31 membres n'ayant pas pu trouver le « consensus » requis par les accords signés par les parties, son Président s'est fait conduire en pleine nuit par deux ambassadeurs occidentaux au siège de campagne du candidat Alassane Ouattara pour proclamer unilatéralement ce dernier vainqueur.

S'appuyant sur des allégations d'irrégularité et de fraudes dans certaines régions du pays, le Conseil Constitutionnel qui, en tant qu'organe juridique suprême en matière électorale, avait seul la prérogative de proclamer les résultats définitifs, a annulé les résultats à ses yeux truqués du scrutin dans les trois départements de la Vallée du Bandama. Sans demander que les élections y soient reprises, que les chiffres sur les procès-verbaux soient revalidés ou que les votes y soient recomptés, il a proclamé Laurent Gbagbo vainqueur. Conséquence : les deux candidats s'arc-boutent chacun sur sa position malgré la frivolité des faits sur lesquels ils s'appuient, l'opprobre dont ils sont l'objet dans certaines zones de la Cote d'Ivoire, les menaces de guerre que leur entêtement fait peser sur le pays, et les risques mortels auxquels ils s'exposent et exposent leurs compatriotes.

Depuis lors, deux logiques incomplètes s'affrontent. Pour les uns, tout se ramène à une affaire de vandalisme électoral. Il suffit alors, comme le réclament à cor et à cris les hérauts de la « démocratie par procuration », que la « communauté internationale » se hisse à hauteur du défi. La mise en quarantaine, l'étranglement financier et l'interdiction de voyager ne suffisant pas, une petite intervention chirurgicale conduite par les armées de la sous-région viendrait s'ajouter à la panoplie des moyens nécessaires pour extirper l'usurpateur, contraindre le larron - unilatéralement désigné ? - à la fuite, procéder à son assignation devant la Cour Pénale internationale, voire le « liquider » simplement.

S'étant avérés incapables de mobiliser leurs troupes aux fins de défense de ce qu'ils affirment être les résultats du suffrage universel au besoin par la voie d'un soulèvement populaire, une partie des Ivoiriens et de leurs alliés externes cherche maintenant à sous-traiter la besogne à des supplétifs africains - eux-mêmes probablement originaires de pays où des élections démocratiques n'ont jamais eu lieu, tragique ironie aujourd'hui concevable seulement en Afrique. Sans doute armés, encadrés et soutenus sur le plan logistique par un cartel de pays occidentaux, ils sont invités à verser leur sang et celui de quelques milliers d'Ivoiriens dans une aventure dont les fondements en droit international et en droit ivoirien n'existent pas. Les apparences de la démocratie dans ce qui fut autrefois le joyau de l'Afrique francophone seraient ainsi sauvés. Et chacun s'en irait la conscience allégée, mais sans que la vieille demande de justice universelle à l'égard de l'Afrique et des Africains - qui était au fondement de la lutte pour une véritable décolonisation - ait progressé d'un pas.

Pour d'autres encore, tout ceci n'est qu'un complot - un de plus - ourdi contre le dernier des prophètes anti-impérialistes, et peut-être un jour martyr de la lutte pour la « seconde indépendance » d'un continent pillé depuis des siècles par des prédateurs de tous bords.

Quant aux États occidentaux - ceux-là même qui n'ont cesse d'invoquer la liberté, les droits de l'homme et la démocratie, mais qui n'hésitent jamais à les fouler aux pieds chaque fois qu'il s'agit de vies de nègres - l'appui indéfectible et multiforme, actif ou silencieux, prodigué depuis 1960 aux régimes de partis uniques, aux caporaux et autres kleptocrates en civil, aux guerres de sécession (cas du Katanga et du Biafra en particulier) et à toutes formes de répressions sanglantes sur le Continent a fini d'oter toute crédibilité à leurs sermons.

Dans ce procès qui dure depuis un demi-siècle déjà, ce que l'on appelle « la communauté internationale » n'est pas en reste. Qui, toutes générations confondues, ne se souvient en Afrique du meurtre de Patrice Lumumba, premier Premier ministre démocratiquement élu de la République du Congo, assassiné le 17 janvier 1960 avec la complicité silencieuse de l'ONU ? Plus près de nous, cette « communauté internationale » n'a-t-elle pas fermé les yeux sur les génocides du Rwanda, au Darfour, ou en République Démocratique du Congo ? La liste est en effet longue des « bonnes dictatures » que les propriétaires de la bonne conscience mondiale continuent de sponsoriser à travers la planète et dont les dirigeants criminels sont reçus sur tapis rouges et à coups de fanfare à Paris, Londres, Washington ou Bruxelles.

Les trafiquants d'élections en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, en Biélorussie, en Libye, en Éthiopie, en Égypte, et dans de nombreux autres pays ne dorment-ils pas tranquilles ? La toute-puissante et généreuse communauté internationale ne continue-t-elle pas de leur déverser chaque année des dizaines de milliards de dollars d' « aide financière » ? Quant au Premier ministre kenyan Raila Odinga que l'Union africaine a affublé du titre pompeux de médiateur de la crise ivoirienne, rappelons simplement qu'il a accepté 1.500 morts dans son pays après l'élection présidentielle de décembre 2007 avant d'entrer dans le gouvernement d'un Président qu'il qualifiait la veille de « tyran sanguinaire ». Pour le reste, bien des dictateurs crapuleux n'ont pas hésité à enfourcher le cheval du nationalisme et du panafricanisme pour justifier désordre et chaos.

Le voleur de boeufs et le voleur de poules

Il faut donc revenir aux constats de fond. Le premier est qu'aux élections de 2010, la Cote d'Ivoire a été piégée par l'architecture juridico-politique dont elle s'est hâtivement dotée pour résoudre la crise des dix dernières années. Tant que cette architecture est en place, chaque consultation électorale majeure risque de déboucher sur les mêmes impasses.

Deuxièmement, il est désormais difficile, voire impossible, de déterminer avec exactitude lequel des deux candidats a gagné de manière incontestable le scrutin présidentiel des 31 octobre et 28 novembre. L'un et l'autre disposent de demi-arguments pour justifier leur position et défendre leur cause. Mais aucun ne dispose de toute la vérité.

Troisièmement, si guerre il doit y avoir, elle sera avant tout une guerre contre les civils, comme nous l'ont malheureusement appris tant d'expériences récentes.

Au demeurant, rivalisant de cynisme, les deux prétendants au trône (et leurs affidés) le savent parfaitement. Le premier semble se résigner à l'idée d'en être la première victime. Il rêve peut-être de célébrer ses propres funérailles à la manière des hommes riches au temps de l'esclavage - au milieu d'une flambée de sacrifices humains, en utilisant si nécessaire ses parents, clients et captifs comme gages et dommages collatéraux.

En appelant publiquement à une guerre d'extirpation menée par des armées étrangères dans son propre pays et contre une partie de ses compatriotes, le second voudrait accéder à la magistrature suprême par la fenêtre, en marchant sur les cadavres de ses concitoyens et en instrumentalisant vaille que vaille les instances sous-régionales et internationales, lorsqu'il ne se laisse pas instrumentaliser par elles, et en contractant auprès de ses soutiens externes une lourde dette secrète qu'il fera payer, le moment venu, par toutes sortes de capitations, privilèges extra-territoriaux et abandons de souveraineté.

Certes, celui qui appelle à la guerre n'a pas le même niveau de responsabilité morale que celui qui pourrait en être la principale cible. Mais tous les deux sont unis par une funeste dette de mort dont l'enjeu premier n'est pas la démocratie, mais l'accaparement des rentes sur fonds de relance des procédures de l'inégalité et, dans les deux cas, par le biais d'une intensification des conduites d'extraversion.

Il convient d'autre part de souligner que dans cette Afrique postcoloniale, la situation ivoirienne est somme toute prosaïque. Ce n'est pas la première fois - et ce ne sera sans doute pas la dernière - que l'on fait face à des perdants qui refusent de s'en aller et à des prétendants qui, voulant éviter le dur et patient travail de mobilisation de leur société, se démènent pour arriver au pouvoir dans les fourgons des armées étrangères d'occupation. Voleurs de boeufs contre voleurs de poules, c'était le cas récemment au Zimbabwe et, dans une large mesure, au Kenya. D'intervention armée, il n'y en eut point malgré l'ampleur du délit.

Que dire des successions de père en fils au Congo-Kinshasa, au Togo et au Gabon, ou encore des hold-ups électoraux à répétition au Cameroun et dans presque toutes les satrapies de l'Afrique centrale, en Guinée, au Burkina-Faso, en Mauritanie, en Ouganda, au Rwanda et au Burundi, en Éthiopie, en Érythrée et ailleurs ? La réponse de « la communauté internationale » ? Nul émoi. C'est qu'à l'heure actuelle, il n'existe, ni dans le droit international, ni dans les conventions africaines (ou d'ailleurs étrangères), aucune clause prévoyant le recours à une force extérieure pour fonder la démocratie ou restaurer celle-ci à la suite d'un contentieux électoral.

Le dévoiement des élections dans le cadre du multipartisme en Afrique est une question historique et structurelle. Le coût des élections en vies humaines n'a cessé d'augmenter au cours des vingt dernières années. Bien peu de ces exercices auront été conduits dans la transparence, dans des conditions de légitimité incontestables. Qui s'étonnera qu'en de si funestes circonstances, leurs résultats ne soient que rarement acceptés par tous les protagonistes ?

Pis, elles sont devenues le moyen privilégié de conduire la guerre par d'autres moyens. Dans maints pays en effet, nombreux sont ceux qui, mis dans l'impossibilité de voter, ont été pratiquement déchus de leur citoyenneté. Le formidable déséquilibre entre les ressources accaparées par les partis au pouvoir et celles des formations de l'opposition est tel que la compétition est faussée dès le départ. Tout est réquisitionné par les partis gouvernementaux : l'appareil d'Etat, la bureaucratie, la police, la garde prétorienne, l'armée et les milices, la télévision nationale, l'ensemble des magistrats et la cour constitutionnelle, sans compter les deniers publics.

Dans certains cas, il n'y a pas jusqu'à la « commission électorale indépendante » qui ne soit sous la botte du gouvernement. Par ailleurs, il n'est pas rare qu'elles soient précédées ou suivies par un couvre-feu, quand ce n'est pas par une déclaration d'état d'urgence. Alors qu'elles sont supposées consacrer l'idée de la souveraineté du peuple, peu nombreux sont les Etats qui peuvent les financer de manière autonome. La plupart des gouvernements dépendent partiellement ou entièrement de subsides étrangers pour en assurer l'organisation. Cette tutelle financière étrangère ne s'apparente pas seulement à de la corruption indirecte. Elle jette un discrédit sur la capacité des Africains à se gouverner eux-memes.

Hormis les rares cas de l'Afrique du Sud, du Botswana, de l'Ile Maurice et, dans une moindre mesure du Ghana, les élections constituent donc l'un des baromètres les plus trompeurs de la démocratisation des régimes africains postcoloniaux. Moment privilégié de cristallisation des conflits historiques, elles servent surtout à exacerber les antagonismes déjà présents au sein des pays considérés. Il est, de ce point de vue, significatif qu'elles aient été au point de départ des conflits meurtriers les plus récents, ou en tous cas de graves crises qui menacent durablement l'existence de maints États. Au cours des vingt dernières années, les violences pré- et post-électorales ont inévitablement conduit à des désordres civils et, souvent, à d'innombrables pertes en vies humaines, à des destructions spectaculaires de la propriété et à des déplacements parfois massifs de populations. Celles-ci sont ensuite abandonnées aux mains d'organisations humanitaires qui, pour justifier leur propre existence et activités, comptent de plus en plus sur la militarisation des désastres et catastrophes du Continent lorsqu'elles n'appellent pas directement à l'ingérence externe.

Quel droit d'ingérence ?

Parce qu'elle menace désormais la sécurité, la stabilité et le progrès des Africains, la question du respect du verdict des élections doit être abordée avec un minimum de profondeur historique et stratégique. Les contentieux électoraux ne seront pas réglés par la boite de Pandore que sont les interventions militaires ad hoc, mais par la constitution, sur la longue durée, de nouveaux rapports de force entre l'État et la société et entre les classes sociales en voie de cristallisation. Il appartient aux Africains et à eux seuls de conduire ce travail.

Aucun diktat d'aucune ex-puissance coloniale ne saurait s'y substituer. Les Africains seuls doivent décider s'ils veulent mettre un terme aux crises post-électorales à répétition. S'ils optent pour l'usage de la force (solution qui traduit par définition un déficit d'imagination morale), ils devront s'entendre au préalable sur des principes de droit collectivement négociés et qui s'appliqueraient à tous les cas sans exception. Pour être légitimes, de telles interventions armées (forcément rarissimes) devraient être entièrement financées par les Africains eux-memes.

Du Kosovo à l'Irak, de l'Iran à l'Afghanistan, du Moyen-Orient en Amérique Latine, l'on ne saurait oublier combien la politique des « deux poids, deux mesures » a plombé au long des années la légitimité des interventions des puissances occidentales dans les affaires d'autres États. À l'appliquer en Afrique, cette politique risque d'ouvrir de nouvelles fractures et fronts d'hostilité entre États du Continent. Quelle crédibilité auraient des soldats nigérians, nigériens, gambiens, togolais ou burkinabé arpentant les quartiers d'Abidjan à la recherche de la démocratie ? Il faut en effet faire preuve soit d'un strabisme notoire, soit de haine de soi ou de mépris invétéré des Africains pour justifier qu'au sein de la CEDEAO, des régimes issus de putsch militaires ou classés comme des dictatures sur l'indicateur Freedom House aillent « sauver la démocratie » dans des pays tiers.

En plus d'accentuer la logique qui fait des élections un jeu à somme nulle, la politique des « deux poids, deux mesures » encouragerait les tentatives d'instrumentalisation des instances internationales par des acteurs crapuleux, voire alimenterait guerres ethniques et tentatives de sécession - toutes choses absolument contraires aux intérêts de l'Afrique. L'alternance régulière au pouvoir en Afrique ne peut guère être fille du droit d'ingérence. Le « droit d'ingérence » n'est pas un droit. Il est une perversion du droit. Exception faite des situations d'extrémité (cas des génocides), les appels au « droit d'ingérence » visent surtout à consacrer l'asymétrie au coeur des relations internationales. Dans le cas de l'Afrique, il faut craindre que le « droit d'ingérence » ne soit, in fine, que l'équivalent du « droit de conquête » et d'occupation qui, au temps de la colonisation, justifiait l'asservissement des « races inférieures », c'est-à-dire justement celles qui, de force, avaient été déclarées incapables de se gouverner par elles-mêmes.

Sortir du piège électoral

Serions-nous par conséquent condamnés à la paralysie et à l'inaction ? Non, certes.

Dans le cas de la Cote d'Ivoire, il ne reste malheureusement qu'une palette de mauvaises solutions. S'il est désormais impossible de déterminer de façon indiscutable sur la base de procès-verbaux non falsifiés qui a gagné les élections ; si les deux prétendants au trône peuvent compter chacun sur une certaine force militaire et mettre dans la rue des dizaines de milliers de partisans convaincus de leur bon droit et décidés à en découdre, alors le scénario d'une révolution démocratique visant à neutraliser Gbagbo ou Ouattara n'a pas beaucoup de chances de réussite. D'ailleurs, il est de plus en plus évident, quelle que soit l'issue de la confrontation, qu'aucun des deux hommes ne pourra, à moyen ou long terme, gouverner sereinement la Cote d'Ivoire entière et tenir les rênes de l'État sans se lancer dans des « purges » de l'administration et des chasses aux sorcières dans l'armée ou au sein de la population, faisant ainsi le lit de la prochaine rébellion ou de la prochaine tentative de putsch.

L'on pourrait, à la limite, envisager la partition du pays et un divorce par consentement mutuel, à l'exemple de l'ancienne Yougoslavie. Mais une telle solution n'est pas seulement écartée par les deux « Présidents ». Les grands ensembles ethno-régionaux de Cote d'Ivoire - notamment dans le sud - sont très hétérogènes et les populations y sont tellement mélangées que les déchirements et le coût économique et humain d'un éclatement seraient insupportables.

Le bras de fer qui consiste à étouffer le régime de Laurent Gbagbo à coup de sanctions internationales, de retraits d'accréditation d'ambassadeurs nommés par lui, d'exclusion de ses représentants au sein des instances politiques et économiques régionales - y compris de l'Union économique et monétaire ouest-africaine et de la Banque centrale des États d'Afrique de l'ouest -, de fermeture des guichets de la BCEAO, de menaces d'embargo sur les exportations de cacao qui sont avant toute chose la principale source de revenu de millions de pauvres paysans, pourrait plonger davantage la Cote d'Ivoire dans une crise économique et financière profonde et durable dont souffrirait l'ensemble de la sous-région. À cet égard, le recours à l'asphyxie monétaire comme instrument de combat politique révèle les véritables enjeux de la Zone franc. Celle-ci montre enfin au grand jour son vrai visage d'union monétaire asymétrique, de vestige du pacte colonial, de camisole de force bridant la compétitivité et la flexibilité des économies africaines et de piège politique pour tout adversaire désigné à la vindicte des pontifes de la bonne conscience internationale.

Si l'on écarte l'hypothèse d'un nouveau coup d'état militaire à la Nigérienne qui neutraliserait les deux principaux protagonistes du conflit actuel et certains de leurs affidés, il reste alors une dernière (mauvaise) solution - celle qui consisterait à reprendre le second tour de l'élection présidentielle, dans de meilleures conditions de surveillance et de décompte des voix, notamment par les Ivoiriens eux-mêmes.

Dans tous les cas, si les Ivoiriens doivent sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent et retrouver les chemins d'une réconciliation durable, il n'y a guère d'alternative à une négociation entre les parties en conflit, à un renouveau de l'imagination morale et institutionnelle, et à une refonte radicale de leur système politique. Cette réforme pourrait prendre la forme d'une conférence nationale de laquelle sortirait une assemblée constituante. À une nouvelle constitution fondée sur le principe d'une décentralisation fédérative viendrait s'ajouter une réforme du scrutin. Celle-ci inclurait, de nécessité, une dose de proportionnelle à même d'assurer une représentation minimum de la diversité des « terroirs », tandis qu'un président fédéral honorifique serait élu au suffrage universel.

Cela dit, il n'y aura pas de progrès de la démocratie en Afrique tant que les Africains ne seront pas à même de choisir librement leurs dirigeants, c'est-à-dire, également, de congédier ceux d'entre eux dont ils ne veulent plus. Afin de parvenir à un renouvellement des élites, de la culture et des pratiques du pouvoir, il est absolument impératif que le nombre de mandats à la tête de l'État soit limité et que l'alternance au pouvoir devienne une réalité. L'une des raisons de l'enkystement des structures politiques africaines est bel et bien l'impossibilité dans laquelle se trouvent bien des peuples de se débarrasser pacifiquement de tyrans décidés à mourir au pouvoir.

Mais pour que les conditions d'une alternance pacifique soient réunies, il faut repenser de fond en comble la politique, l'économie et l'architecture des élections. Ce remodelage doit être l'œuvre des Africains eux-mêmes qui se doteraient, à l'occasion, d'un cadre juridique et de moyens de pression contre les pouvoirs délinquants. Ces moyens de contrainte pourraient inclure - dans de très rares cas étroitement circonscrits - des interventions militaires. La démocratie ne se réduit cependant, ni au multipartisme, ni aux élections même si elle est impensable sans ces ingrédients. De graves divisions traversent les sociétés africaines contemporaines. La plupart sont exacerbées par l'accélération de leur structuration objective en classes antagonistes, même si pour le moment, la conscience de classe est sinon détournée, du moins subsumée par d'autres formes de subjectivation. Dans ces conditions, le jeu démocratique dans le continent ne saurait être un jeu à somme nulle. Il est par conséquent impératif que soient « constitutionalisés » les statuts et droits de l'opposition et que, là où cela est possible, le gouvernement par coalitions l'emporte sur l'arithmétique purement majoritaire.

De façon plus décisive encore, un effort intellectuel colossal doit être consacré non seulement à l'approfondissement du sens de la démocratie elle-même, mais aussi à une extension progressive de ses multiples dénotations dans les conditions africaines contemporaines. Ceci implique que, dans la mise en forme des institutions de la démocratie, l'on prenne au sérieux la morphologie complexe des sociétés et surtout les pratiques quotidiennes par le biais desquelles les gens s'efforcent de soigner le lien social là où il a été endommagé, d'entretenir le minimum de cohésion nécessaire à la reproduction de la vie, bref de « faire communauté ».

Si les Africains veulent devenir les initiateurs d'une impulsion potentiellement innovatrice pour la démocratie dans le monde de notre temps, alors ils doivent arrêter de réciter les catéchismes et de psalmodier les versets des autres et faire oeuvre de créativité et d'imagination philosophique, politique et institutionnelle. Ils doivent forger une alternative historique à un modèle postcolonial de pouvoir qui, un demi-siècle après la décolonisation, ne sait toujours se nourrir que de la mystique du sang versé et ne sait, en conséquence, vivre que de la mort en masse de ceux qu'il est supposé servir.

Dans un contexte où l'inégalité des personnes semble mieux tolérée que l'exclusion des sujets, c'est au principe représentatif lui-même qu'il faut donner un nouveau contenu politique et juridique. Le but en la matière ne serait certes pas de pérenniser l'inégalité en tant que telle, mais de multiplier les répertoires grâce auxquels l'on conjuguerait désormais systématiquement différence et inclusion, afin justement que nulle composante du corps politique ne soit abandonnée sur le bord du chemin. Au demeurant, compte tenu des réalités socio-anthropologiques du Continent, aucune expérience d'auto-gouvernement ne saurait faire fi de l'existence objective d'une pluralité de corps titulaires de pouvoirs divers. Il n' y a pas jusqu'à l'idée même de société civile qui ne doive être repensée en fonction de cette multiplicité. Faute d'un déplacement substantiel de ses différentes dénotations dans différents contextes, l'idée de la démocratie en Afrique sera réduite à l'état de simple surface, vidée de tout contenu positif ; et loin de refléter la volonté du peuple, les élections resteront des moments de condensation explosive de conflits anciens - la guerre de tous contre tous.

Pour le reste, le besoin de transformations radicales n'a jamais été aussi pressant qu'aujourd'hui. Mais les forces sociales capables de porter ces transformations semblent manquer à l'appel. C'est à les rassembler et à les nourrir qu'appelle le présent. Telle est l'aride tâche à laquelle doivent s'astreindre les mouvements sérieux d'opposition et la coalition de tous ceux qui, contre la spirale dégénérative, veulent entreprendre la construction d'une liberté neuve en Afrique. Celle-ci doit redevenir son propre centre, sa force propre. Si, pour y parvenir, la guerre est inévitable, alors le Continent devra apprendre à choisir judicieusement ses guerres, faute de quoi consciemment ou non, il se fera chaque fois enrôler dans celles d'autrui, avec des conséquences chaque fois plus catastrophiques pour son avenir.

26 January 2011 By

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Achille Mbembe

Achille Mbembe est l'auteur de Sortir de la longue nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée (Paris, La Découverte, 2010).

Célestin Monga est l'auteur de Nihilisme et négritude (Paris, PUF, 2009)

Les invités de Mediapart

jeudi 3 février 2011

La France retarde (bloque) le développement de l'Afrique

LA FRANCE RETARDE LE DEVELOPPEMENT DE L’AFRIQUE

Par AYMARD du Bénin



Le réel problème et le plus crucial sur lequel il faudra que l’Afrique, l’Afrique francophone se lève est celui de son extrême dépendance au système français.

Le général De Gaulle affirmait en 1961, tout juste après le processus de décolonisation des anciennes colonies françaises : "Notre ligne de conduite, c’est celle qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels sont nos intérêts ? Nos intérêts, c’est la libre exploitation du pétrole et du gaz que nous avons découvert ou que nous découvririons". Et, tout a été fait pour embrigader ces pays, bloquant ainsi leurs développements.

La domination économique de la France sur ses anciennes colonies d’Afrique Noire, enracinée dans la devise "franc CFA" doit prendre fin.

Le Bénin, le Burkina-Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal, le Togo ; formant l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad formant la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) et l’Union des Comores sont les quinze Etats africains membres de cette zone franc qui ne leur a rien apporté depuis cinquante ans sinon que des problèmes et un plus grand asservissement à la France.

La coopération monétaire entre la France et ces Etats africains de la Zone franc est régie par quatre principes fondamentaux que sont :

1. La garantie de convertibilité illimitée du Trésor français ;

2. La fixité des parités ;

3. La libre transférabilité ;

4. La centralisation des réserves de change (en contrepartie de cette garantie, les trois banques centrales que sont la BCEAO pour l’UEMOA, la BEAC pour la CEMAC et la BCC pour les Comores sont tenues de déposer une partie de leurs réserves de change auprès du Trésor français sur leur compte d’opérations).

En échange donc de la garantie française de la convertibilité du franc CFA, ces pays ont consenti à déposer 65 % de leurs réserves de devises étrangères sur un compte spécial du ministère des Finances français et ont accordé à la France un droit de veto sur la politique monétaire à adopter au sein de la zone franc.

En clair, lorsque le Bénin par exemple vend du coton aux Etats unis pour 500.000 dollars, les Etats unis payent les 500.000 dollars au Bénin mais sans que le Bénin ne voit la couleur de l’argent. En effet, les Etats-Unis envoient les 500.000 dollars qu’ils doivent au Bénin par le trésor français et celui-ci garde 65 % (la part de la banque de France) et donne 35 % à la BCEAO et ce sont finalement ces 35% soit 175.000 dollars qui nous reviennent.

C’est à la limite de l’exploitation, l’exploitation d’une nation par une autre nation et même un déni de souveraineté puisque ces pays ne sont pas libres de la gestion de leur politique économique et monétaire, domaine pourtant constitutif de la souveraineté d’un État.

La preuve en est la dévaluation de 1994 décidée unilatéralement par la France et qu’ont dû subir ces Etats. L’indépendance de ces Etats est alors une indépendance de façade et cet assujettissement de la monnaie de l’Afrique subsaharienne à la monnaie française ne favorise pas le développement.

Au moment où ces pays croupissent sous le lourd poids de la mondialisation et qu’ils ont besoin des ressources pour diversifier leurs agricultures, promouvoir l’entrepreneuriat chez les jeunes, des milliers de milliards de FCFA sont entassés au trésor français au nom de l’appartenance à la zone franc.

Le passage du franc français à l’euro devait sonner le glas de ce système mais comme les gouvernants africains se refusent à toute réflexion sur le développement et l’avenir du continent, la France a réussi à obtenir de leur part que les accords de coopération monétaire de la zone franc ne soient pas affectés par son entrée dans l’union européenne.

Le système est toujours resté le même et le franc CFA est aujourd’hui lié à l’euro suite à l’intégration de la France dans l’Union européenne et à l’élaboration d’une monnaie unique pour l’Europe ce qui signifie que la valeur du franc CFA dépend de celle de l’euro.

Ainsi donc, les pays africains sont amenés à subir et subiront les fluctuations du cours de l’euro, ces fluctuations lors de la conversion entre l’euro et les monnaies étrangères jouent sur les recettes d’exportation des pays africains.

Parité

Création du FCFA

26 décembre 1945

1 FCFA = 1,70 FF

Dévaluation du franc Français (FF)

17 octobre 1948

1 FCFA = 2,00 FF

Instauration du nouveau franc Français

27 décembre 1958

1 FCFA = 0,02 FF

Dévaluation du FCFA

12 janvier 1994

1 FCFA = 0,01 FF

Arrimage du FCFA à l’euro

1er janvier 1999

1 euro = 655,957 FCFA

Plus, s’effrite les recettes d’exportation, plus les pays africains deviennent moins compétitifs sur le plan international.

La preuve, la croissance industrielle en Afrique est passée de 8% dans les années 1960 à moins de 1% ; de 1960 à 1969, la part moyenne de l’Afrique aux exportations et importations mondiales était de 5,3% et 5,0% respectivement et de 1990 à 1998 elle n’était que de 2,3% et 2,2%, stagnant à 2% depuis l’an 2000.

Cette descente traduit parfaitement la difficulté de l’Afrique à être présente sur le marché mondial vu qu’elle est dépouillée de plus de la moitié de ces revenus par la France. Conséquences : les économies africaines restent très faibles, les populations se paupérisent et donnent la voix par des troubles civils, des rébellions, du grand banditisme bref, une implosion de la violence dans les pays africains.

Et elle intervient alors la France avec son programme d’aide au développement qui, il faut le rappeler ne constitue pas 1% de son PIB. Environ 0,47% de son PIB est consacré à l’aide au développement dont une part croissante sous forme de prêts à rembourser avec des taux d’intérêts énormes.

Ces 0,47% sont loin des 0,7% que la France elle-même par son Président a promis atteindre en mars 2009 au sommet de Doha.

Il faudrait que les Africains commencent à se mettre dans la tête que la France ne peut rien offrir au continent africain qu’elle a contribué énormément à arriérer pendant des décennies et des décennies ; elle-même est essoufflée financièrement et ne tient sa place de puissance mondiale que grâce à la corde qui la lie à l’Afrique ; cette Afrique qui est pratiquement en péril dans tous les domaines.

Sans une indépendance économique, l’Afrique ne peut avoir une indépendance politique et ne peut prétendre au développement.

L’Afrique offre à la France de par sa passivité et son absence de vision de développement un vaste marché d’écoulement des produits français, une présence stratégique importante avec des bases militaires par ci par là sur le continent, l’exploitation abusive et presque gratuite de nos matières premières et partant, une influence politique des plus machiavéliques qui soit avec des soutiens aux dictateurs africains.

L’ingérence intempestive de la France dans la politique intérieure des Etats africains, le soutien de la France aux régimes dictatoriaux africains sont les conséquences directes du souci permanent de la France de préserver ces Etats africains comme des colonies qu’elle pourra contrôler à sa guise et où elle pourra installer des entreprises françaises pour l’exploitation des matières premières africaines ; hypothéquant du coup le développement de l’Afrique.

Un petit fait anodin ; au Togo, ancienne colonie allemande membre de la zone franc depuis 1949, quand le Président SYLVANUS OLYMPIO a commencé à donner de la voix émettant son désir ardent de sortir de la zone franc dès 1963 pour donner l’indépendance monétaire à son pays, c’est son assassinat qui survint à travers un coup d’Etat mettant au pouvoir un dictateur qui s’est juste contenté d’être président pendant des décennies, de martyriser son peuple et le résultat est là.

La plupart des anciennes colonies françaises ont connu des troubles et les quelques-unes qui résistent sont entrain d’être poursuivies par cette même France qui apporte sournoisement son soutien à des régimes corrompus, dictatoriaux, douteux, machiavéliques, mafieux et galeux qui sacrifient leurs peuples au profit des intérêts français.

Comment comprendre qu’avec le climat de tension, le mauvais bilan du régime de Boni YAYI au Bénin rattrapé par des dossiers de malversations financières et de corruption, la volonté manifeste de Boni YAYI de restreindre les libertés par des coups répétés portés aux libertés démocratiques (signe des dictatures en gestation), la domestication des institutions de contre-pouvoir par Boni YAYI, la volonté affichée des partisans du moins ce qu’il en reste des partisans de Boni YAYI d’aller à l’affrontement avec les partisans des autres forces politiques, la situation économique précaire du pays, la France veuille le garder au pouvoir en l’aidant à confectionner une liste électorale truquée ?

La raison est toute simple : c’est pour préserver les intérêts français. Boni YAYI a tout vendu et les français ont tout acheté. Ils ne peuvent que le soutenir pour qu’ils puissent les aider à trouver de marchés à leurs entreprises, que leurs entreprises puissent résister à la crise, se faire une bonne santé financière, que l’économie française puisse se porter à merveille et que l’économie béninoise se détériore et qu’aussi les béninois croupissent de faim, attendant l’émergence. C’est cela la politique cachée d’aide au développement de la France.

La France a créé des foyers de tension dans les pays qui ont essayé de remettre en cause les accords qu’elle a conclu avec eux par le biais des anciens présidents, les déstabilisant pour légitimer son indispensable soutien et mieux exploiter le pays.

Je n’apprécie pas personnellement le président GBAGBO mais je suis obligé de reconnaitre qu’il est un homme courageux ; il a préféré que l’argent du pays serve au pays en remettant en cause les accords douteux conclus entre la France et son pays que de continuer à servir l’Etat français comme l’ont fait ses prédécesseurs. Peu de temps après, la guerre éclata.

Tout le temps, c’est des troubles dans les pays africains francophones et pendant ce temps, les anciennes colonies britanniques comme le Ghana, poursuivent tranquillement et petitement avec l’aide si besoin est, de la Grande Bretagne leur route vers le développement.

- Comment la France a-t-elle fait pour acquérir des terres en Afrique ?

- Au nom de quoi la France peut-elle prétendre être propriétaire d’une partie du sous-sol africain ?

- Au nom de quoi la France peut-elle prétendre avoir des propriétés sur les terres africaines, propriétés qu’elle se permet de mettre en bail aux Etats Africains ?

- Pourquoi les Etats africains doivent-ils continuer à payer à la France des redevances pour des résidences construites sur leurs terres du temps de la colonisation ?

- Pourquoi le continent n’a cessé de régresser malgré ses richesses considérables ?

- Pourquoi la France tient-elle par des accords ambigus à dépouiller l’Afrique de ces richesses ?

L’image angélique que les médias occidentaux et du monde montrent de la politique de la France en Afrique est erronée et derrière le rideau se cache une réelle prédatrice du développement Africain.

Il faudrait que les peuples africains se mettent en mouvement pour une souveraineté réelle et une démocratie effective.

L’Afrique ne peut pas compter sur les dirigeants corrompus, sans qualification et sans connaissance aucune, sans réelle volonté de développement, qui sont à la tête des Etats africains actuellement. Elle a perdu ses vrais leaders, ses vrais nationalistes, morts l’arme à la main avec la complicité de la plupart de nos chefs d’Etats africains actuels.

La jeunesse africaine a le devoir d’honorer leurs mémoires en changeant cela, et c’est à cette révolution que je l’appelle. L’Afrique doit procéder à sa propre restructuration si elle veut avancer ou alors elle devra s’apprêter à disparaître. Ceci est inévitable si la jeunesse africaine ne change pas la donne.

L’heure est aux grands rassemblements dans le monde et le continent ne doit pas rester en marge de ces bouleversements, il doit rentrer dans la marche par l’Unité, l’unité de l’Afrique, les Etats-Unis d’Afrique pour parler d’une seule voix et exiger le retrait de la France de nos pays.

Nous n’avons pas le droit de nous taire, nous avons le devoir de réagir et de mettre au pouvoir pour ce nouveau cinquantenaire qui s’est ouvert des hommes et des femmes qui ont le sens patriotique ; pas de faux patriotes ou des patriotes auto-proclamés.

nDt


De: Patrick Eric Mampouya
Objet: LA FRANCE RETARDE LE DEVELOPPEMENT DE L’AFRIQUE
À: kouonangnono@yahoo.fr
Date: Vendredi 24 décembre 2010, 4h47