samedi 11 octobre 2008

INTERVIEW • "La crise actuelle est une formidable occasion de réveiller les consciences"

Dans "La Haine de l'Occident", son dernier ouvrage qui vient de paraître chez Albin Michel, le Suisse Jean Ziegler analyse les raisons de la récente poussée antioccidentale dans les pays du Sud et leurs conséquences sur les relations internationales.


Jean Ziegler fut le rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies de 2000 à 2008. Il est actuellement membre du comité consultatif du conseil des droits de l'homme des Nations unies.
Il fut professeur de
sociologie à l'Université de Genève jusqu'en 2002 et à l'université de la Sorbonne à Paris. Il a aussi publié de nombreux livres.
Il est l’auteur du livre « l’Empire de la Honte ».Livre qui a inspiré le documentaire We feed the World sorti en avril 2007
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Courrier international : Quelle est donc cette "haine de l'Occident" dont vous parlez dans votre livre* ?

Jean Ziegler : C'est la haine de l'Occident qui monte dans l'hémisphère Sud que j'ai ressenti lors de mes missions pour le compte des Nations unies et que je ressens tous les jours au sein du Conseil des droits de l'homme de l'ONU ou de l'Assemblée, à New York. Les pays du Sud ne supportent plus le double langage occidental. Un double langage dont nous avons un exemple très clair avec le Darfour. Il est évident qu'il faut une intervention des casques bleus pour mettre fin au génocide qui s'y déroule. Depuis trois ans, plus de 300 000 personnes ont été tuées par les milices arabes janjawids et plus de 2 millions de personnes ont été déplacées et vivent dans des camps. Des milliers de villages ont été brûlés et les puits empoisonnés. Le régime du président soudanais d'Omar Al-Bachir est effroyable. Mais le fait que ce soit l'Union européenne, avec la présidence française, qui demande l'intervention des casques bleus rend cette demande irrecevable. De quel droit, disent les représentants des pays du Sud, comme l'Algérie ou le Sri Lanka, les Occidentaux demandent une intervention contre un chef d'Etat noir, après ce qu'ils ont fait en Algérie, en Irak, à Madagascar ? Pourquoi, disent-ils encore, refusent-ils de demander une commission d'enquête sur le massacre de Beit Hanoun [le 8 novembre 2006, l'artillerie israélienne a pilonné cette ville de la bande de Gaza, tuant 19 civils palestiniens] ?


Pourquoi, tout à coup, les pays du Sud se révoltent-ils ainsi ?

Cette rupture complète par rapport au passé, et dont une des principales conséquences est la paralysie des relations et des organisations internationales, vient avant tout d'un réveil soudain de la mémoire blessée des pays du Sud. Le colonialisme est terminé depuis cinquante ans, l'esclavage depuis cent vingt ans ; pourtant, début septembre 2001, la Conférence mondiale contre le racisme, les discriminations raciales et la xénophobie fut un échec total. Les pays du Sud étaient venus – société civile et responsables politiques confondus – pour demander réparation et repentance aux anciennes puissances coloniales. Ils en avaient fait un préalable à toute négociation bilatérale avec l'Occident. Cette date fut un tournant. La mémoire occidentale est une mémoire arrogante, qui revendique l'universalité, alors que les Blancs ne constituent que 13 % de la population mondiale, et qui domine l'humanité depuis cinq cents ans.
La deuxième raison de cette rupture nette, c'est l'ordre du monde capitaliste globalisé, qui, pour les peuples du tiers-monde, n'est que le dernier des systèmes d'oppression qui se sont succédé dans le temps. Il y a ce que le président algérien Abdelaziz Bouteflika appelle une "filiation abominable", entre l'esclavage, la colonisation et l'ordre capitaliste globalisé.

Les leaders occidentaux n'en sont pas responsables individuellement, mais, en revendiquant la légitimité de cet ordre, en parlant des droits de l'homme alors qu'ils continuent à pratiquer le contraire, ils portent une responsabilité. Jadis, les gens du Sud mouraient dans les plantations ou en déportation, à présent, ils meurent de faim. Car ils ne peuvent plus acheter de quoi se nourrir, ou leurs produits ne peuvent tenir la compétition avec ceux, subventionnés, en provenance des pays riches. Et avec ça, l'Occident s'arroge le droit de s'ériger en porte-drapeau du droit de l'homme dans le monde, alors qu'il les viole allègrement.


Dans votre livre, vous citez deux pays comme autant d'exemples paradigmatiques de "la schizophrénie de l'Occident", le Nigeria et la Bolivie.

Le Nigeria, avec ses 100 millions d'habitants, est le huitième pays producteur de pétrole du monde et le premier pays africain. Pourtant, il importe 100 % des produits pétroliers raffinés dont son économie à besoin. Le Nigeria vit sous dictature militaire depuis 1966. 70 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, plus de la moitié est gravement sous-alimentée et l'espérance de vie est de 45 ans. Le pays est en 159e position (sur 172) dans l'indice de développement humain. Les sociétés pétrolières occidentales, qui exploitent les gisements locaux, rapportent à la junte 18 milliards de dollars nets de royalties en 2007, alors que celle-ci maintient le peuple dans la pauvreté absolue. Voilà ce que représente l'ordre occidental au Nigeria. Et dans ce contexte, l'écrivain Wole Soyinka demeure une voix isolée. L'année dernière, au G8 d'Heiligendamm, en Allemagne, Soyinka aurait dû être invité. Mais ce fut l'actuel dictateur, Umaru Yar'Adua, qui reçut l'invitation. C'est l'apogée du mépris occidental.

L'autre exemple, c'est la Bolivie. Pour la première fois en cinq cents ans, elle a un président élu démocratiquement qui est issu de l'ethnie majoritaire indienne. C'est le réveil des populations indiennes, qui étaient traitées comme des animaux, d'abord par les Espagnols, qui les ont réduits en esclavage, puis par les entreprises minières, pétrolières et gazières. L'élection d'Evo Morales par la majorité indienne marque la prise de conscience de cette dernière, et lui a permis, entre le 1er mai 2006 et le 1er mai 2008, de rétablir la "souveraineté énergétique" du pays, en nationalisant partiellement l'industrie minière et de l'énergie et en transformant les sociétés qui exploitaient les champs de pétrole en sociétés de services. Le fait que le Brésil de Lula da Silva ait immédiatement affirmé que le décret établissant la souveraineté énergétique de la Bolivie était 'juste' a permis à Morales de survivre. Du coup, La Paz a pu utiliser la manne pétrolière pour des programmes sociaux, de réduction de la pauvreté, de l'analphabétisme, de la dette extérieure.


Comment interprétez-vous la crise financière que nous vivons ?

Je crois qu'elle constitue une formidable occasion de dénoncer et rejeter cette barbarie marchande qui gouverne le monde, cette idéologie de la privatisation, cette main invisible qui, comme par hasard, attribue tous les droits et toutes les richesses aux pays occidentaux et tous les malheurs aux pays du Sud. L'Occident et son idéologie dominante, l'obscurantisme libéral, ont été totalement démasqués. L'idée que le marché est l'instance suprême de l'Histoire, alors qu'il n'est que le lieu où l'avidité et l'instinct de pouvoir de quelques individus s'exerce dans un champ sans aucune règle, ne pouvait que mener à cette catastrophe, qui va être terrible en Occident. Car ceux qui vont payer le prix de la crise, ce sont les retraités, les pauvres, les classes moyennes, qui vont voir le recul des dépenses sociales et des investissements publics.

Les plans de sauvetage des banques occidentales sont choquants. En septembre 2000, les leaders de 192 Etats membres de l'ONU ont dressé l'inventaire des conflits et des problèmes non résolus qui affligent la planète. L'ONU a estimé que pour parvenir à les régler d'ici à 2015, il fallait 82 milliards de dollars par an sur cinq ans. C'est un dixième du plan Paulson de sauvetage de la finance américaine. La crise financière va avoir des conséquences aussi pour les pays du tiers-monde, qui dépendent de l'aide étrangère. Au Darfour, par exemple, la réduction des contributions volontaires des Etats au Programme alimentaire mondial (ce qui a fait baisser le nombre de calories contenues dans les rations alimentaires distribuées aux populations réfugiées et déplacées à 1 400 calories, contre les 2 200 recommandées par l'Organisation mondiale de la santé).
La révélation au grand jour de la tout puissance des oligarchies du capital financier spéculatif va également réveiller en Occident la conscience de la solidarité avec les peuples du Sud, et mener à un dialogue avec eux. Il faut que l'Occident et le Sud dialoguent de nouveau car l'affrontement Nord-Sud paralyse les institutions internationales et le dialogue international. Il faut réconcilier les mémoires. Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, l'a compris. Il a convoqué en avril 2009 une nouvelle conférence contre le racisme et les discriminations baptisée Durban II. Elle se déroulera à Genève et sera présidée par la nouvelle haut-commissaire aux droits de l'homme, l'avocate antiapartheid Navi Pillay, une Tamoule de Durban. Il faut espérer que Durban II arrivera à réconcilier les mémoires et que les Occidentaux accepteront la repentance.

COURRIER INTERNATIONALE.